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Pour Sans Doute, Sylvain Lévy revient avec conviction sur la véritable création artistique qu’il oppose à la perfection sans âme des images réalisées avec les algorithmes de l’intelligence artificielle : une oeuvre d’art c’est d’abord une démarche avant un résultat. Suivez le guide…
Il fut un temps où les images respiraient. Elles portaient en elles la trace d’un geste, une hésitation, une main tremblante. Aujourd’hui, tout semble vouloir effacer ces coutures, comme si la perfection — ce mot si triste — devait triompher de la vie même.
En lisant Guillaume Pascale *, je me suis souvenu qu’il existe des friches du regard : ces zones laissées à l’abandon où la création retrouve sa liberté. Il les appelle les tiers images. Ni école, ni manifeste, mais un espace de respiration au cœur de la machine. Des images modestes, altérées, compressées, circulant dans les marges d’Internet. Elles ne séduisent pas : elles résistent.
Car notre époque adore les surfaces lisses. Elle préfère la beauté sans histoire à la vérité laborieuse du processus. Sur Instagram, ce n’est plus la photographie qui compte, mais l’interface. Avec l’intelligence artificielle, l’illusion atteint son sommet : l’image parfaite, sans couture, sans faille, sans âme. Les tiers images rappellent qu’il faut au contraire montrer les fils, les sutures, les traces de travail. C’est là que se cache la pensée.
Guillaume Pascale parle d’une machine qui, poussée par le vent, s’écarte de son programme. Quelle belle métaphore ! Le vent, c’est l’imprévu, le vivant. C’est aussi ce qui manque tant à nos algorithmes. Ce qui nous distingue des machines, ce n’est pas la vitesse, ni la précision, mais la capacité à dériver — à douter, à rêver, à recommencer.

Nous sommes passés, comme le disait Heidegger, de l’image du monde à un monde d’images. Autrefois, la “Bille bleue” de la NASA nous montrait la Terre comme un miracle suspendu dans le vide. Aujourd’hui, Google Earth nous la déroule comme un tapis. L’image ne contemple plus le monde : elle le remplace. Dans ce nouvel empire visuel, le rôle de l’artiste n’est plus d’ajouter des images, mais de rendre visible le système qui les produit.
C’est cette idée – faire de l’œuvre un processus, non un résultat -Création qui guide aussi notre collection. Lorsque nous faisons une commande à un artiste – et nous en faisons beaucoup – nous fixons seulement les contours : dimensions, médium, budget. Puis nous nous retirons.
L’artiste est libre. Mais il doit, condition essentielle, documenter chaque étape : les esquisses, les notes, les vidéos, les photographies du travail en cours. Ce n’est pas une exigence de contrôle ; c’est une promesse de mémoire.
Car ce que nous collectionnons, ce n’est pas un objet figé, c’est le mouvement de la création elle-même – cette respiration qui va du premier trait à la dernière hésitation. Ce qui entre dans la collection, ce n’est pas seulement l’œuvre, mais son histoire en train de se faire. Les doutes, les tâtonnements, les bifurcations : voilà les véritables trésors, les coutures visibles du temps.
Dans un monde où l’IA fabrique des images parfaites, il nous reste ce privilège fragile : celui de l’imperfection habitée, de la lenteur assumée, du geste humain encore tremblant. Là où la machine calcule, l’artiste respire. Et c’est peut-être dans cette respiration — ce battement entre contrôle et abandon — que se tient, encore, la beauté. En deux mots: le souffle avant la forme.
*Le lien vers l ‘article de Guillaume Pascale :Usbek & Rica – « Un enjeu fondamental des arts numériques aujourd’hui est de nous distinguer des machines »