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Comment l’intelligence artificielle révolutionne- t-elle déjà l’idée même de musée ? Que représentera la notion de conservation et de collection des oeuvres d’art d’ici 20 ou 25 ans ? C’est avec son sens aigu de l’analyse et de la connaissance du monde digital qui s’ouvre à nous, que notre contributeur et collectionneur remarquable, Sylvain Lévy, fournit quelques éléments de réponse aux lecteurs de Sans Doute.
Dans notre monde culturel, nous avons parfois tendance à croire que tout commence dans une salle, devant une œuvre, sous une lumière adéquate. Il est vrai que rien ne remplace cette rencontre : le silence, la matière, la durée. Je reste convaincu que le musée, dans sa forme matérielle, demeurera un socle irremplaçable. La conservation, le regard du restaurateur, l’autorité scientifique : voilà ce que la technologie ne peut pas imiter.
Mais quelque chose change sans bruit. Ce n’est pas une rupture, mais une transformation de la manière dont la culture se forme. L’entrée dans l’art ne se fait plus par une visite, mais par une question adressée à un moteur de recherche, puis à une intelligence artificielle. Et cette réponse, déjà synthétique, hiérarchique et pédagogique, finit par devenir un récit. Autrement dit, une partie de l’histoire de l’art ne se construit plus à l’intérieur des musées, mais dans les outils de connaissance qui accompagnent notre quotidien.
Certains y voient une menace. Je préfère y voir une responsabilité.
Pour comprendre cette réalité, il faut accepter l’émergence d’un nouveau sujet culturel : le Sapien 3.0. Homo sapiens apprend par l’oralité et le groupe ; homo numericus, par la navigation numérique. Sapien 3.0 apprend par la conversation avec une IA, dans laquelle la connaissance est co-construite.
Ce n’est pas une machine. Ce n’est pas un futurisme naïf. C’est un humain dont l’apprentissage, la curiosité, l’attention et les choix passent par un dialogue permanent avec des systèmes numériques intelligents. Ses premiers gestes ne se situent pas dans des lieux physiques, mais dans des espaces cognitifs conversationnels, personnalisés et disponibles à toute heure.
Ce Sapien 3.0 n’est pas une abstraction. Ce sont nos étudiants, nos enfants, les visiteurs de demain. Ils ne se détournent pas du musée, ils y accèdent différemment. La mémoire culturelle ne se forme plus seulement dans une salle, mais dans ce que les systèmes savent nommer, contextualiser, relier et transmettre. Ce qui n’est pas lisible dans ces espaces n’existe plus vraiment dans la conscience collective. Non par négligence, mais par absence.
Dès lors, la mission du conservateur ne se réduit pas, elle s’étend. À la protection de l’objet s’ajoute celle de sa connaissance, de sa mémoire et de sa contextualisation. Ce qui était considéré comme périphérique — documentation, archives, cartels, dossiers curatoriaux — devient central. Ce n’est pas un luxe, mais la seule manière de garantir que l’œuvre que l’on protège ne soit pas seulement préservée, mais transmise.
À cette mutation s’ajoute une autre, tout aussi importante : la montée en puissance de l’économie des solitaires, qui concerne près de 1,5 milliard de personnes. Ce ne sont ni des publics marginalisés, ni des publics désengagés, mais des individus qui vivent, apprennent, consomment et se cultivent seuls, souvent à distance, parfois par choix, parfois par nécessité. Historiquement pensé pour le groupe, la famille, la classe ou la sortie sociale, le musée n’a pas encore trouvé la tonalité juste pour ces visiteurs discrets, et pourtant profondément présents.
Créer des formats pour eux ne rend pas le musée moins noble, mais plus hospitalier. L’art offre une compagnie intérieure. La médiation numérique, lorsqu’elle est structurée, n’éloigne pas de l’objet ; elle approfondit le désir d’aller à sa rencontre.

Le numérique n’est donc pas l’ennemi de la salle, il en est le prolongement. Une visite préparée, une archive accessible, un récit contextualisé, un jumeau numérique ou immersif ne dévalorisent pas l’œuvre ; ils augmentent sa lisibilité, sa compréhension et sa portée. La présence physique reste la destination. Mais il faut accepter l’idée qu’un chemin préparé, parfois solitaire, parfois assisté par un système d’intelligence artificielle, renforce ce désir au lieu de le diluer.
Reste une question simple et urgente : peut-on continuer à financer le musée uniquement grâce à la billetterie, à la philanthropie, aux subventions, aux boutiques et aux événements ? La réponse est probablement non. Les coûts de conservation augmentent. Les publics éloignés se multiplient. La mémoire numérique devient un espace stratégique. Ce dont le musée a besoin n’est pas d’une nouvelle forme de commerce, mais d’une nouvelle forme de valeur : une économie de la connaissance. Elle ne vend pas l’objet, mais valorise la pédagogie, la structuration curatoriale, les archives, les contenus, les récits, les dispositifs immersifs, les formations, les accès individualisés et les communautés apprenantes.
C’est une économie juste, car elle rémunère un travail intellectuel qui existe déjà et reste souvent invisible. Elle n’altère pas la mission muséale, elle l’étend avec mesure. Elle permet de capter des publics que le musée ne verra jamais physiquement, sans pour autant réduire l’œuvre à un simple spectacle.
Je ne crois ni à la rupture ni au fétichisme technologique. Je crois en la continuité. Je crois qu’un conservateur reste au centre : gardien de l’objet, gardien du jugement et gardien de l’interprétation. Je crois également que son rôle devient celui d’un architecte de la mémoire pour les salles, les écoles, les solitaires, les communautés distantes et même les systèmes de connaissance qui structurent déjà notre attention collective.
Le musée de 2050 ne sera pas défini par ce qu’il possède, mais par ce qu’il permet de comprendre et de transmettre, dans les murs et au-delà. Sa mission demeure la même : protéger, relier et durer. La transmission ne se joue plus uniquement entre un bâtiment et un visiteur, mais entre une œuvre et une mémoire partagée, humaine ou assistée.
Nous pouvons choisir d’y voir du danger. Ou nous pouvons y voir ce que le musée a toujours offert : une promesse de continuité.
En effet, l’art ne se limite pas aux objets : il réside dans ce que nous en retenons, dans ce que nous apprenons et dans ce que nous transmettons, ensemble, et désormais aussi en silence, accompagnés par le Sapien 3.0.