Partager cet article
En quelques regards acérés sur nos mondes – celui d’avant et celui qui vient – Sylvain Lévy dresse les grandes lignes d’un avenir qui ne sera ni tout à fait un autre, ni tout à fait le même, pour peu que nous ayons la volonté de ne pas tant craindre l' »Homo numericus ».
Nous vivons un de ces rares moments où l’histoire hésite. Entre un monde qui s’achève et un autre qui tâtonne pour naître, le sol se dérobe sous nos pas. L’ère d’après-guerre fut une invention splendide et fragile : elle voulait rendre à l’Homo sapiens sa dignité perdue. On croyait alors à la raison, au progrès, à la coopération entre les peuples. Les usines, les universités, les institutions furent bâties comme des cathédrales d’espérance. C’était le temps des ingénieurs et des poètes, celui où l’humanité se persuadait qu’elle pouvait guider son destin.
Mais cette confiance s’effrite. L’ère post-monde, née de la mondialisation et de la fureur numérique, a relié les hommes tout en les isolant. L’Homo sapiens d’hier contemple aujourd’hui son reflet : l’Homo numericus, cet être connecté, mesuré, optimisé. L’un pense, l’autre calcule ; l’un se souvient, l’autre enregistre ; l’un cherche le sens, l’autre le signal. De leur rencontre naît un être hybride : surinformé mais désorienté, puissant et pourtant vulnérable.

Nos institutions, nos économies, nos récits ont été conçus pour l’Homo sapiens, pour un monde lent et dialoguant. Ils chancellent face aux systèmes instantanés de l’Homo numericus, fluide, sans frontières, avide de vitesse. Ce que nous appelons chaos n’est peut-être qu’une métamorphose : le passage d’une humanité bâtisseuse à une humanité connectée.
Il ne faut pas s’en effrayer. Lorsque soufflent les vents du changement, les sages érigent des moulins à vent, non des murs. Les murs défendent les illusions du passé ; les moulins transforment la tempête en énergie nouvelle. Les forces qui nous inquiètent — l’intelligence artificielle, les données, l’interdépendance — contiennent aussi la promesse d’un renouveau.
Ce qu’il faut, ce n’est pas résister, mais comprendre ; non freiner, mais orienter ; non se protéger, mais apprendre à voir autrement. L’époque qui vient ne sera ni la victoire des machines ni le triomphe de la nostalgie, mais leur fusion fragile : un temps où l’Homo sapiens et l’Homo numericus apprendront à coexister, à unir mémoire et invention, empathie et précision. Le monde d’hier s’éteint, et dans sa lumière vacillante se devine déjà la silhouette d’un nouvel être humain : plus connecté, plus fragile, mais peut-être enfin plus conscient de son destin commun.