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A l’occasion des 3 ans de Chat GPT, Sylvain Lévy revient sous forme épistolaire pour Sans Doute sur ce que les outils d’intelligence artificielle ont changé non seulement dans nos vies quotidiennes, mais surtout sur l’évolution anthropologique de l’Homo Sapiens à l’occasion de ce bouleversement, grâce à son regard de collectionneur d’art contemporain avisé.
Cher ami,
Permettez-moi d’ouvrir cette lettre par un anniversaire qui en dit long sur notre temps. Cela fait trois ans que ChatGPT existe, et déjà près de 800 millions de personnes s’y confient chaque jour, comme si une nouvelle intelligence nous était livrée pour presque rien. Jadis rare et coûteuse, l’intelligence est devenue un bien de consommation aussi banal que l’électricité. Je ne sais pas si nous devons nous en réjouir ou nous en alarmer.
Dans ce monde où chacun se promène avec un assistant dans la poche, les artistes multiplient les essais bon marché, les visiteurs arrivent avec des conseils instantanés, et les institutions prétendent tout anticiper, ou laissent simplement les machines décider à leur place. Beaucoup y voient un progrès ; j’y vois surtout une manière de nous dispenser d’efforts.
Car cette abondance engendre une étrange bêtise : paisible, standardisée, presque aimable. Lorsque tout le monde interroge les mêmes modèles nourris des mêmes sources, la diversité des regards s’amenuise. Les œuvres fragiles, lentes, celles qui demandent un peu d’attention, risquent d’être effacées par la moyenne générale. Il n’y a rien de plus redoutable qu’une uniformité qui se prend pour une avancée.
N’oublions pas que ces machines vivent de ce que les artistes, les musées, les écrivains et les chercheurs produisent. Si la donnée est vraiment le pétrole du XXIe siècle, alors il faut défendre le travail de ceux qui l’extraient, sans quoi la culture sera produite ici et captée ailleurs. C’est une loi ancienne : un empire finit toujours par confondre ce qu’il collecte et ce qu’il crée.

Après l’empire de Google, voici la bataille de la mémoire des IA. Avec Google, vous n’étiez qu’un résultat. Dans les systèmes d’IA, vous devenez une partie de la réponse. Ce qui n’est pas présent dans leurs corpus disparaît discrètement du champ commun. Les artistes, les musées et les collections absents de ces mémoires automatiques glissent hors du récit partagé.
Nous avançons ainsi vers un 1984 2.0 à la manière de George Orwell, non par peur, mais par confort. Le profilage nous devine, les récits deviennent prédictifs et les opinions sont prêtes avant même d’être pensées. Dans cet univers trop bien poli, l’art doit redevenir un contre-pouvoir, non pas pour imiter la machine, mais pour défendre ce qui lui échappe : l’ambiguïté, la rupture et la désobéissance douce. Les musées devraient rester ces rares endroits où l’on a encore le droit de penser différemment.
Les institutions qui refuseront cette métamorphose deviendront les « Jurassic Park » de notre siècle : splendides, mais déjà hors-jeu. Le danger n’est pas la mort, mais l’indifférence. Entre 2026 et 2030, une courte fenêtre s’ouvrira pour décider si l’IA sera un milieu culturel ou un simple gadget brillant.
Pour ma part, je me tiens dans cet étroit passage où l’Homo sapiens glisse vers l’Homo numericus ; là où l’œuvre s’élargit et où la responsabilité culturelle cesse d’être un choix pour devenir une évidence. Depuis 2005, nous avons choisi le numérique pour partager notre collection, mais c’est notre présence en Asie qui révèle le plus clairement cette révolution. Là, devant nous, Homo sapiens ne disparaît pas ; il se double d’un Homo numericus, plus connecté, plus mobile, plus attentif à ce que l’outil permet. Une partie de la pensée ne vient plus seulement du cerveau humain ; elle se construit, se corrige et se prolonge dans ce dialogue continu avec la machine. C’est ainsi, presque en silence, que naît sous nos yeux ce que j’appelle Sapiens 3.0.
L’intelligence n’a plus de prix. Ce qui devient rare, c’est la capacité de l’orienter, de la limiter et de l’obliger à servir l’émancipation plutôt que l’uniformité. Ne tremblez pas devant l’IA en général ; méfiez-vous de l’IA trop facile, celle qui supprime les excuses pour ne plus changer, et qui redistribue déjà, en silence, l’attention, la légitimité et la valeur.