Partager cet article
Autopsie d’une épidémie silencieuse
Vous pensiez que les dysfonctionnements de votre boîte étaient accidentels ? Détrompez-vous. Ils sont le produit inéluctable d’une loi aussi implacable que la gravité : plus une organisation grandit, plus elle génère naturellement ses propres pathologies. Bienvenue dans l’ère des « Micromania organisationnels ».

La Scène Primitive
9h30, salle de réunion « Innovation » au 14ème étage d’une tour de La Défense. Douze personnes autour d’une table en verre, trois écrans plasma, quatre téléconférences simultanées. L’ordre du jour : « Optimisation du processus de validation des processus d’optimisation ». Je ne plaisante pas.
Le DRH présente un PowerPoint de 47 slides pour expliquer pourquoi il faut créer un comité pour évaluer l’efficacité des comités existants. Le DSI hoche la tête en prenant des notes sur son iPad. La DG demande s’il ne faudrait pas d’abord faire un audit pour savoir qui doit auditer les auditeurs.
Deux heures plus tard, ils décident de programmer une nouvelle réunion pour décider du calendrier des prochaines réunions. Le processus de simplification vient de créer trois nouveaux processus. C’est exactement ça, le « Micromania organisationnel » : cette capacité fascinante qu’ont nos organisations modernes à transformer chaque solution en nouveau problème, chaque remède en poison.
Processus qui croît
Bureaucratie s’étend
Micromania naît
Le Diagnostic : La Loi d’Entropie Organisationnelle
Philippe Silberzahn, dans son analyse percutante de la bureaucratie, pose la question essentielle : « Et si attaquer la bureaucratie était la mauvaise approche ? » Sa réponse bouleverse nos certitudes : la bureaucratie n’est pas un accident, c’est un symptôme. Pire encore, c’est une réponse parfaitement rationnelle à un environnement complexe.
« La bureaucratie est une réponse parfaitement rationnelle des managers à leur modèle mental de peur. » – Philippe Silberzahn
Les recherches académiques récentes sur l’inertie bureaucratique confirment cette intuition troublante. Selon l’étude de Yang et Grenier sur le « bloat administratif », la complexité organisationnelle génère ses propres anticorps contre l’efficacité. Plus une structure grandit, plus elle développe des mécanismes d’auto-préservation qui créent de la complexité supplémentaire.
C’est la loi de Parkinson poussée à son paroxysme : non seulement le travail s’étend pour occuper le temps disponible, mais l’organisation s’étend pour justifier son existence. Chaque fonction crée sa propre nécessité, chaque processus génère son propre écosystème de sous-processus.
L’entropie organisationnelle n’est pas un bug, c’est une feature. Elle émane naturellement de la combinaison toxique entre la croissance des effectifs, la multiplication des interfaces, et cette terrible peur française d’être pris en défaut.
Patient Zéro : Le Micromanager
Permettez-moi de vous présenter Jean-Claude, 52 ans, diplômé de Centrale, manager dans une grande entreprise industrielle française. Jean-Claude ne dort plus. Depuis qu’on lui a confié une équipe de 15 personnes réparties sur 3 sites, il passe ses journées à vérifier que ses collaborateurs vérifient bien ce qu’ils sont censés vérifier.
Jean-Claude n’est pas méchant. Jean-Claude a peur. Peur d’être pris en défaut lors de la prochaine revue trimestrielle. Peur qu’un projet capote et qu’on lui demande pourquoi il n’avait pas anticipé. Alors Jean-Claude crée des tableaux de bord pour surveiller les tableaux de bord. Il institutionalise le reporting du reporting.
Complexité croissante → Perte de contrôle perçue → Micromanagement → Sur-complexification
L’exemple de cette entreprise industrielle française que nous avons étudiée est édifiant. Forte culture d’ingénieurs, obsession de l’expertise, terreur absolue d’être pris en défaut. Résultat : le moindre projet, si insignifiant soit-il, doit avoir son comité de pilotage. « Pour mouiller les collègues », m’explique candidement un manager. « Si ça foire, au moins l’échec sera collectif. »
« Quand vous dites simplification, nous entendons danger. Et nous avons raison. » – Un manager anonyme
Le micromanager n’est pas la cause du mal, il en est le symptôme le plus visible. Il cristallise cette angoisse collective qui pousse les organisations à se barricader derrière des procédures. Plus l’environnement devient incertain, plus le besoin de contrôle grandit. Plus le contrôle se renforce, plus l’efficacité s’étiole.
Manager qui doute
Contrôle chaque virgule
Paralyse tout
Les Mécanismes d’Auto-Destruction
La capture réglementaire n’est qu’un aspect d’un phénomène plus vaste : l’auto-sabotage organisationnel. Les entreprises développent une capacité fascinante à transformer leurs outils de pilotage en instruments de paralysie.
Prenez les fameuses « task forces simplification » qui fleurissent dans nos organisations. Leur mission : réduire la complexité. Leur méthode : créer des groupes de travail transversaux, des matrices de responsabilité, des roadmaps de déploiement, des indicateurs de suivi de la simplification. En six mois, la task force a généré plus de processus qu’elle n’en a supprimé.
C’est l’illusion de la simplification : chaque effort pour réduire la complexité la nourrit. Comme ces régimes qui font grossir, ces réformes qui compliquent, ces révolutions qui restaurent.
Les modèles mentaux bloquants identifiés par Silberzahn expliquent cette résistance. Dans l’entreprise française, être manager signifie être expert. Un expert doit avoir réponse à tout. Donc un manager qui délègue sans contrôler trahit son essence même. La bureaucratie devient alors sa police d’assurance contre l’incompétence supposée.
Le cercle vicieux est parfait : plus l’organisation grandit, plus elle a besoin de coordination. Plus elle coordonne, plus elle crée d’interfaces. Plus elle a d’interfaces, plus elle génère de problèmes de coordination. La solution ? Plus de coordination, bien sûr.
Le Paradoxe Français
Nos organisations françaises cultivent un rapport particulier à la complexité. Héritières d’une culture administrative millénaire, elles ont érigé la complication en art de vivre. Là où d’autres voient de la lourdeur, nous voyons de la sophistication.
La culture de l’expertise contre la culture de la coordination. En France, un manager légitime son autorité par sa compétence technique, pas par sa capacité à fédérer. Cette croyance profonde génère des comportements défensifs : mieux vaut sur-contrôler que d’être accusé de laxisme, mieux vaut sur-informer que de prendre le risque de l’approximation.
Cette terreur d’être pris en défaut explique pourquoi nos réunions durent trois heures pour décider de l’ordre du jour de la prochaine réunion. Chacun se protège en impliquant tout le monde dans tout. La responsabilité diluée devient irresponsabilité collective.
Le paradoxe français, c’est cette capacité unique à transformer l’intelligence collective en paralysie générale. Nos organisations sont peuplées de gens brillants qui, ensemble, produisent de la bêtise systémique.
Y a-t-il un Remède ?
Les solutions simplistes fleurissent comme des champignons après l’orage. « Supprimons les niveaux hiérarchiques ! » « Limitons les réunions à une heure ! » « Digitalisons les processus ! » Autant de sparadraps sur une jambe de bois.
Silberzahn propose une approche plus subtile : s’attaquer aux modèles mentaux profonds plutôt qu’aux symptômes. Exposer ces croyances qui poussent les managers à se barricader derrière la bureaucratie. Expérimenter de nouveaux comportements dans des environnements sécurisés, avec des « pertes acceptables ».
L’antidote véritable, c’est la confiance. Mais comment restaurer la confiance dans un monde où l’erreur est criminalisée, où l’approximation est sanctionnée, où l’audace est punie ?
« On ne guérit pas la fièvre, mais la source de la fièvre. » – Philippe Silberzahn
Peut-être faut-il accepter que nos organisations modernes soient condamnées à cette complexification croissante. Peut-être que les « Micromania organisationnels » ne sont pas des accidents de parcours mais des étapes nécessaires dans l’évolution de nos structures collectives.
Après tout, les dinosaures aussi ont eu leur époque de gloire. Ils ont régné sur la Terre pendant 165 millions d’années avant qu’un astéroïde ne vienne rappeler que même les géants peuvent disparaître.
Complexité règne
L’organisation s’enlise
L’astéroïde arrive
En attendant la météorite salvatrice, nous continuons à jouer à ce jeu fascinant où chaque joueur rationnel contribue à un résultat collectivement irrationnel. Nous sommes tous des Jean-Claude, quelque part, terrifiés à l’idée d’être pris en défaut, créant de la complexité pour nous protéger de la complexité que nous avons nous-mêmes créée.
Bienvenue dans l’ère du Micromania organisationnel. Les symptômes sont visibles, le diagnostic est posé, le pronostic est réservé. Reste à savoir si nous aurons le courage de nous soigner ou si nous préférerons continuer à perfectionner nos pathologies.