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Depuis le retour au pouvoir de Trump, la politique européenne des États-Unis est radicalement hostile aux pays de l’Union. Les Européens font face à un problème complètement inédit depuis 1945. Sans Doute est heureux de publier en avant-première sur ce sujet les bonnes feuilles du prochain article de Sylvain Kahn, notre contributeur régulier sur les questions européennes, à paraitre le 11 décembre dans la revue de géographie et de géopolitique Hérodote.
Le livre de Jane Burbank et et Frederik Cooper, Empires, qui fait un tour du monde historique et géographique des empires, rend compte du fait que l’empire a été la forme politique et territoriale la plus répandue dans l’histoire de l’humanité – et qu’il n’est pas toujours impérialiste. Rien que dans l’histoire américaine, il désigne des réalités très différentes les unes des autres.
Alors que la politique mondiale des présidents des États-Unis entre 1945 et 1972 est très différente de celle du président Trump, Raymond Aron désignait les États-Unis comme une « République impériale ». Le mot « impérialisme » recouvre un très grand nombre de situations historiques et géographiques. Qualifier la politique étrangère américaine sous Trump d’impérialiste ne permet pas d’en saisir la spécificité. Or, là où les politistes privilégient des modèles explicatifs, les géographes et les historiens sont sensibles aux situations singulières. De plus, il nous paraît nécessaire de repérer la radicale nouveauté du présent et l’inédit – ne serait-ce que pour être utile à l’élaboration des politiques publiques pour y faire face.
Vu d’Europe, le terme d’«impérialisme » a également l’avantage de poser une équivalence entre les deux pouvoirs russes et américains qui ont opéré avec Trump un rapprochement sans précédent dans l’histoire des États-Unis. Ce rapprochement américano-russe rendant les Européens particulièrement vulnérables, ce seraient deux empires ou deux puissances impériales ou deux États hégémoniques dont la convergence mettrait les Européens en danger. Cette équivalence est pourtant une facilité.
De plus, parler d’impérialisme conforte l’idée de continuité historique que cherchent à imposer les dirigeants illibéraux. Poutine lui-même se réfère à l’empire tsariste et à l’URSS, Trump se réfère parfois à Andrew Jackson ou à Theodore Roosevelt, ses lointains prédécesseurs. La pertinence de ces analogies ne doit pas occulter la nouveauté des phénomènes actuels. La menace trumpienne et la menace poutinienne sont très différentes. Même s’il faut y faire face en même temps, les Européens ne s’en sortiront pas en mobilisant cette seule catégorie et ses synonymes.
A la différence du premier mandat de Donald Trump, dès le premier mois du second mandat en février 2025, la nouvelle équipe à la tête des Etats-Unis, a affirmé très clairement une nouvelle doctrine de politique étrangère. Le 14 février, le vice-président JD Vance a prononcé un discours marquant à la conférence sur la sécurité de Munich, où les ministres, chefs d’État et hauts gradés définissent les grandes orientations stratégiques. Au lieu de présenter la nouvelle doctrine militaire américaine, le vice-président a attaqué frontalement les Européens, les critiquant, parfois même les insultant.
Et ce n’est pas tout : alors qu’il se trouvait en Allemagne en visite officielle, il n’a pas rencontré le chancelier ni aucun membre du gouvernement, mais a accordé un entretien largement médiatisé à la dirigeante de l’AfD, le parti d’extrême-droite allemand. Autrement dit, le vice-président des États-Unis s’est immiscé directement dans le débat politique interne d’un pays allié, à quinze jours des élections nationales allemandes. C’est un acte extrêmement violent sur le plan symbolique.
Cette nouveauté est très déstabilisante pour les Européens. En effet, depuis huit décennies, les Américains étaient à ce point les alliés des Européens que les premiers étaient l’ultime garantie de défense du territoire des seconds dans le cadre de l’Alliance atlantique, l’Otan, créée en 1949.
Les Européens sont donc sommés de devenir eux même leur ultime garantie de défense.
L’adversaire potentiel qu’est l’État russe a déjà commencé à tirer les conclusions opérationnelles de ce décès de l’atlantisme : depuis septembre 2025, son armée viole l’espace aérien de l’Union européenne avec des essaims de drones ou des chasseurs. Ce test a permis aux Russes d’avoir la confirmation que, dorénavant, les États-Unis d’Amérique toléraient ce type d’actions agressives et dangereuses sur le territoire des pays européens membres de l’Otan et n’y répliquaient pas.
Les Européens se sont coordonnés entre eux, dans le cadre de l’Otan, pour abattre les drones et renforcer leur défense aérienne : il s’agit de dissuader les Russes de développer ce type d’opération. De façon générale, la tâche des Européens est la suivante : dissuader la Russie de tenter d’agresser leur territoire – et non pas de devenir une puissance. Il s’agit de persuader cette dernière soit que le coût d’une agression serait bien supérieur à ses bénéfices, soit que toute agression est vouée à l’échec. Il s’agit pour les Européens de parvenir à ce résultat alors que la Russie fait la guerre à l’Ukraine que soutient l’UE et que, dans le même temps, ils ne peuvent plus compter sur les États-Unis qui, au contraire, cherche à les extorquer commercialement.

Depuis 80 ans, l’Europe a entretenu une relation partenariale, quoique dissymétrique, avec les États-Unis. Mais aujourd’hui, ce partenariat asymétrique se transforme en dépendance. Ce qui était une interdépendance asymétrique devient une emprise : un lien dont on ne peut se défaire, utilisé pour abuser, alors qu’on est dans le déni de cet abus. Aussi proposons-nous de qualifier la nouvelle politique européenne des États-Unis d’« emprisme ».
Dans le monde de Trump et des trumpistes, les Européens doivent payer car ils profitent du commerce avec les États-Unis ; la création du marché commun leur a permis de devenir le premier marché de consommation du monde, et donc de développer la compétitivité de leurs entreprises, qui gagnent des parts de marché à l’exportation, y compris et notamment sur le marché américain.
« Comme par hasard », les Européens se sont fait depuis les chantres de l’OMC, et de l’universalisation des normes de production et des traités de libre-échange. Comme par hasard, puisqu’ils n’ont pas dépensé d’argent pour leur défense, ils ont développé ces compétences à l’abri de l’armée et de la dissuasion américaine. De même pour leurs États providence. Si, selon le mot du président lui-même, les Etats-Unis se “font avoir” (to scrub) par leurs alliés et amis, c’est parce que le peuple américain est, non seulement fort, libre, ingénieux et productif, mais aussi – noblesse oblige – car il est bon et généreux. Pendant huit décennies, il a mis ses qualités au service de la liberté dans le monde, et de la défense des valeurs partagées avec ses amis et alliés, qu’il a sauvé de la conquête et de la tyrannie, avant de les en préserver, et ceux-ci en ont profité pour abuser le peuple américain.
Certes les Européens achètent du matériel militaire américain ; mais ce n’est qu’un juste retour des choses, bien insuffisant pour compenser tout ce qui précède. Malgré ce commerce d’armes, la balance commerciale des États-Unis avec l’UE est structurellement déficitaire. C’est ainsi que s’explique le paradoxe d’une administration Trump qui frappe autant – voire plus durement – ses alliés que les autres ; et c’est ainsi qu’on comprend que pour les États-Unis sous l’administration Trump il n’y a plus d’alliés : il n’y a que des ressources.
Ce n’est pas de la transaction ; c’est de l’exploitation de gisements.
Ainsi, l’administration Trump ne soutient plus l’Ukraine aux côtés des Européens. Elle utilise le soutien à l’Ukraine comme levier pour intimider les Européens et les mettre sous pression. Lorsqu’il a suspendu l’accès des Ukrainiens aux données du renseignement américain, l’armée ukrainienne est devenue aveugle, et les Européens borgnes, puisqu’ils dépendent eux aussi du renseignement américain. Selon toute vraisemblance, ce type de chantage lui a permis d’obtenir que l’Union européenne accepte en juillet 2025 des droits de douanes inégaux et injustes de 15% appliqués sans réciprocité aux produits européens.
Aujourd’hui, les Européens restent très attachés à soutenir l’Ukraine, ce qui accroît leur vulnérabilité à la pression américaine. Le volet militaire de ce soutien fait ainsi l’objet d’une manipulation perverse par l’administration Trump. Cette dernière a de facto cessé de fournir de l’armement à l’Ukraine. Or certains de leurs types d’armes sont devenus essentiels à l’armée ukrainienne. L’administration Trump fait acheter par les Européens ces armements américains nécessaires pour qu’ils les livrent eux-mêmes au gouvernement ukrainien. Dès lors, il devient difficile de parler encore de partenariat entre égaux.
Vu du mouvement MAGA (make America great again) devenu majoritaire au sein du parti républicain et dominant dans l’électorat américain, et dont Trump et son vice-président JD Vance sont les figures de proue, les Européens et l’Union européenne ne sont même plus des partenaires. Ils sont, au mieux, des clients, au pire des tributaires. Puisque les dirigeants américains et leurs électeurs veulent dorénavant faire payer les Européens et les exploiter comme un gisement, le terme d’”emprisme” signale que les Européens pourraient accepter cette situation sans se rendre compte de l’infériorisation et de l’affaiblissement qu’elle induit.
Il signale qu’un tel aveuglement irait de pair avec leur consentement à cette situation pour un double motif. D’une part, les Européens se persuaderaient que c’est la moins mauvaise possible ; d’autre part, ils s’illusionneraient sur son caractère passager et transitoire. Nombreux sont les secteurs de la société européenne – et notamment la majeure partie des représentants des dirigeants d’entreprise – qui ont milité pour les accords de droits de douane inégaux du 18 juillet 2025 convenus par Trump et Von der Leyen en Ecosse[1]. Nombreux sont les dirigeants politiques et militaires européens qui militent pour intensifier l’achat d’armements américains.
De fait, en 2025, les Européens ont accepté le marché pervers de Trump sur l’aide à l’Ukraine. Les tributaires doivent payer de leur allégeance politique, marchande et budgétaire le droit d’être, non pas alliés des États-Unis, mais alignés sur les États-Unis, qui daignent leur accorder une protection éventuelle. C’est une conception mafieuse des relations internationales ; elle repose sur l’intimidation, la brutalisation et l’infériorisation des « partenaires » devenus des obligés.
Avec la Russie, ce lien d’emprise n’existe pas. Les Européens n’ont jamais voulu être (inter)dépendants de la Russie. Le régime de Poutine, on y reviendra, fonctionne sur la violence, érigée en principe de gouvernement, ce qui le rapproche, lui aussi à sa façon, d’un système mafieux (Medvedev, 2023). La violence est autant utilisée contre sa propre société que contre les pays voisins, jusqu’à l’invasion de l’Ukraine à grande échelle.
Aux États-Unis, même sous Trump, on ne peut pas dire que la violence soit un principe généralisé de gouvernement. Quand Trump menace d’annexer le Groenland, il exerce une pression, mais il n’a massé aucune troupe à la frontière. Ce n’est pas le même mécanisme. Trump utilise plutôt la coercition économique, le chantage commercial, ou la pression politique. Puisque les Européens en sont plus ou moins conscients et qu’ils débattent du degré de chantage et de pression acceptable, cela s’apparente à une emprise. Ainsi, les deux cas sont différents : l’impérialisme russe repose sur la violence et la conquête militaire, l’« emprisme » américain sur une dépendance acceptée consentie devenue contrainte abusive déniée par les abusés.[2]
Cette politique extérieure a son pendant domestique : c’est l’illibéralisme. Celui-ci est un populisme : il a pour fondement le rejet du pluralisme, – et donc de la représentation de la diversité politique, – et la promotion de la manière de voir de la seule majorité – celle-ci étant assimilée au peuple. Le président élu est alors l’émanation du peuple tout autant que son incarnation. La majorité elle-même ne peut souffrir ni tendances ni différences, – sinon elle ne serait pas le peuple – et puisque le président élu est l’émanation du peuple, sa volonté est la sienne, elle s’impose à la majorité parlementaire et aux élus – ils en sont l’instrument et non ses représentants.
La minorité est assimilée au mieux à une dissidence, au pire à une anomalie qui menace le corps politique, le corps social, la culture du pays – le peuple est, en effet, par essence ici, une totalité harmonieuse et sans conflit. L’illibéralisme s’en prend aux contre-pouvoirs qui remettent en cause cette conception du peuple, puisque ceux-ci garantissent les droits des minorités (politiques, culturelles, sexuelles, ethniques, religieuses, économiques) et le droit à la différence et à la délibération ainsi que l’État de droit, qui garantit les libertés individuelles et constitutionnelles, l’indépendance de la justice et le pluralisme politique.
Au nom des intérêts du peuple américain, le gouvernement se dit autorisé par tous les moyens dont il pense pouvoir disposer, à contraindre les autres acteurs de l’espace mondial – étatiques et non étatiques – pour obtenir d’eux qu’ils concourent à cet intérêt.
C’est bien ce que résume le slogan « MAGA » – « Make America great again » : Le gouvernement du peuple américain dans l’intérêt exclusif du peuple américain. Le reste du monde est ce gigantesque gisement de ressources – humaines, politiques, économiques, matérielles – que le gouvernement américain estime légitime d’exploiter au service du peuple américain. C’est du moins le récit qu’il fait à ses électeurs. Et ceux-ci, à la différence de l’élection de Trump en 2016, sont maintenant désormais les plus nombreux.
C’est donc autre chose que la logique transactionnelle. Et ce n’est certainement pas de l’isolationnisme. Cette administration ne cesse au contraire d’intervenir dans le monde entier.
Finalement, cette nouvelle politique européenne des États-Unis se déploie sur trois registres. Il y a celui de l’idéologie : promouvoir l’illibéralisme en Europe et la neutralisation des régulations qui structurent tant l’État de droit que le pluralisme. Celui du commerce de biens et de services : il s’agit de substituer à l’interdépendance des relations économiques dominatrices et sous contrainte. Celui de la politique étrangère : contraindre l’Union européenne à cesser de sanctionner la Russie, accepter qu’elle soutienne l’Ukraine et les autres pays démocratiques frontaliers de la Russie et menacés par celle-ci seulement si les Européens achètent des armes aux Etats-Unis ; et aussi chercher à contraindre l’Union européenne à aligner ses politiques chinoise et indienne sur celles des États-Unis. Celui de la politique de défense : se dégager de la garantie de défense en dernier ressort du territoire européen pour faire peur aux alliés dégradés en tributaires sommés, là encore, d’acheter toujours plus d’armements américains.
[1] Cet accord controversé est dit “de Turnberry”, du nom de celle des propriétés privées de Donald Trump dans laquelle il a été dealé .
2 Dans le meilleur des cas, il confirme ainsi une récente enquête de Elie Tenenbaum (2025), dans beaucoup de capitales « une Amérique moins-disante et plus brutale » est considérée comme malgré tout comme une meilleure option que « l’Europe à découvert ».