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Journal d’une obsession technologique (et d’un léger délire)

I. L’épiphanie du 7 septembre (ou comment j’ai failli renverser mon café sur l’avenir de l’Europe)
Ce matin-là, en scroll LinkedIn compulsif avant le premier café – cette drogue moderne qui nous fait croire qu’on comprend l’économie mondiale en quinze minutes –, l’info me frappe comme une gifle de belle-mère : ASML investit 1,3 milliard dans Mistral AI.
Pas une prise de participation symbolique pour faire joli dans les rapports annuels, pas un partenariat de façade pour épater les actionnaires. 1,3 milliard. D’euros. Dans une startup française. Une startup française qui fait de l’IA et qui n’a pas encore été rachetée par Google. Miracle de l’innovation hexagonale !
Mon cerveau, encore embué par les vapeurs de café équitable, met trois secondes à traiter l’information. Puis l’évidence me submerge : l’Europe vient peut-être enfin de jouer sa carte maîtresse. Ou alors elle vient de flamber 1,3 milliard dans le poker menteur géopolitique. Time will tell.
Photons et codes,
Alliance impossible née,
Septembre rigole.
Je passe les deux heures suivantes à disséquer les communiqués de presse avec l’acharnement d’un pathologiste légiste. Mistral AI : 11,7 milliards d’euros de valorisation. Plus cher qu’Air France-KLM, Société Générale ou la moitié du CAC 40. Pour une boîte qui existe depuis 2023. L’économie moderne, mes amis !
ASML : monopole mondial des machines EUV, 200 millions d’euros l’unité, 140 exemplaires livrés depuis 2013. Pour comparaison, McDonald’s ouvre 140 restaurants par mois. Mais bon, McDonald’s ne grave pas l’avenir à l’échelle atomique. Quoique…
II. Dans la matrice du nanomètre (où j’apprends que ma vie entière tient dans 3 nanomètres)
Obsession naissante. Je passe mes soirées à comprendre cet univers parallèle des semiconducteurs, au risque de finir comme ces types qui connaissent par cœur les stats de Pokémon mais ne savent plus faire cuire des pâtes.
Les chiffres donnent le vertige : chaque puce moderne contient entre 10 et 184 milliards de transistors. Mon smartphone contient plus de transistors que l’Europe n’a d’habitants. TSMC grave à 3 nanomètres – trois fois plus petit qu’un brin d’ADN, mais apparemment plus compliqué à produire qu’un accord européen sur la pêche.
Première révélation douloureuse : nous, Européens, sommes les rois du « presque ». ASML fabrique les machines qui gravent toutes les puces du monde, mais ne grave aucune puce européenne. C’est comme être le plus grand fabricant de fours au monde et commander ses pizzas chez le voisin.
ARM conçoit l’architecture de 99% des processeurs mobiles, mais appartient à SoftBank. STMicro, Infineon excellent dans leurs niches – les puces pour lave-vaisselle, les capteurs de parking –, mais aucun ne peut rivaliser avec Nvidia. Nous excellons dans l’utile, eux dominent l’indispensable.
L’Europe, génie du sous-sol, mendiante de la surface. Spécialiste des tuyaux, ignare des robinets.
III. L’algorithme de la mélancolie (pause existentielle à 3h du matin)
Nuit du 15 septembre, insomnie technologique alimentée au café froid
Je relis pour la dixième fois l’annonce ASML-Mistral, avec l’attention maniaque d’un notaire vérifiant un testament. Le communiqué promet une « exploration de l’usage de modèles IA à travers le portfolio produits d’ASML ».
Traduction du corporate speak : l’IA européenne pourrait optimiser la fabrication européenne des puces qui alimentent… l’intelligence artificielle mondiale. Récursion vertigineuse, comme un chat qui se mord la queue, mais en version science-fiction et avec un budget de startup licorne.
L’idée est séduisante : l’IA qui se nourrit d’elle-même pour accoucher de son propre hardware. Comme si Airbus avait inventé l’aérodynamique pour concevoir ses propres ailes. Ou comme si Netflix produisait des séries sur la création de Netflix. Meta, quoi.
Mais la dépression guette. Car aujourd’hui même, pendant que j’écris ces lignes en pyjama, Nvidia annonce un investissement de 100 milliards de dollars dans OpenAI. Cent milliards ! C’est 75 fois l’investissement d’ASML. Les Américains ne jouent plus au Monopoly, ils sont le Monopoly.
Circuits gravés,
Empires microscopiques,
David face à Goliath.
IV. Les trois miroirs de Cassandre (exercice de prospective délirante)
Paris, 3h du matin, quatrième café, lucidité suspecte
Après trois semaines d’immersion totale dans cet rabbit hole technologique, trois futurs se cristallisent dans ma conscience survoltée à la caféine :
Le Futur Airbus (scénario Disney)
L’alliance fait école. D’ici 2027, un écosystème européen intégré émerge : ASML-Mistral agrège Soitec, STMicro, Infineon dans une sorte de boy’s-band technologique. L’Europe produit ses propres puces IA-optimisées. Les datacenters européens tournent sur silicium continental, les serveurs parlent français, et Siri répond « Sacré bleu ! » quand on lui demande la météo.
Le Futur Maginot (scénario Canal+)
L’investissement ASML reste isolé comme un cheveu sur la soupe. Chaque pays européen pousse son champion national : Berlin soutient Intel-Allemagne avec la rigueur allemande, Paris pousse STMicro-France avec l’arrogance parisienne, Amsterdam garde ASML-Pays-Bas avec le pragmatisme hollandais. Résultat prévisible : on se dispute pendant que les autres mangent le gâteau.
Le Futur Musée (scénario Télérama)
1,3 milliard d’euros face aux 100 milliards de Nvidia, c’est David contre Goliath, mais David a oublié sa fronde et Goliath a des drones de combat. L’Europe devient le Airbnb de la technologie mondiale : on loue nos cerveaux, nos universités et nos startups aux empires d’ailleurs, puis on s’étonne de ne plus rien contrôler.
V. La physique quantique de l’espoir (ou l’art de rester optimiste dans un monde de brutes)
Réveil brutal, 27 septembre, gueule de bois informationnelle
Un mois après l’annonce, réalité check : les marchés boudent déjà. L’euphorie initiale retombe comme un soufflé mal cuit. Les analystes parlent de « pari risqué » – traduction : « on n’y croit pas vraiment mais on ne veut pas passer pour des cons ».
Et ils ont peut-être raison. Car entre l’annonce d’un partenariat et la production de puces souveraines, il y a le même gouffre qu’entre promettre de faire du sport et finir un Iron Man. Dix ans de gestation, des milliards engloutis, des crises répétées et suffisamment de réunions pour décourager un moine bouddhiste.
Mais c’est exactement ça, le paradoxe européen : nos plus grandes réussites naissent de nos plus folles utopies. Airbus était impensable – « Les Américains dominent l’aviation depuis les frères Wright ! » Ariane était impossible – « L’espace, c’est pour les Américains et les Russes ! » L’euro était inimaginable – « Une monnaie unique ? Ils sont fous ces Européens ! »
Et pourtant. Parfois, l’Europe sort de sa torpeur bureaucratique et pond des trucs géniaux. Pas souvent, mais quand ça marche, ça marche vraiment.
Nanomètres gravés,
Rêves de grandeur,
Et pourquoi pas ?
VI. Métaphysique du transistor (conclusion avec vue sur l’infini)
Octobre 2025, épilogue d’une obsession (légèrement assumée)
Trois mois après avoir découvert cette alliance, je réalise que l’Airbus des puces n’est peut-être pas qu’une métaphore industrielle. C’est une métaphore existentielle de l’Europe face à son propre destin technologique. Ou alors j’ai abusé du café. Les deux ne sont pas incompatibles.
Car au fond, qu’est-ce qu’une puce ? Des dizaines de milliards de transistors qui calculent l’avenir, pendant que nous, on calcule encore à quelle heure passer à table. Et qu’est-ce que l’Europe ? 500 millions d’humains qui hésitent encore à calculer le leur d’avenir, trop occupés à débattre sur la taille réglementaire des concombres.
L’alliance ASML-Mistral, c’est notre façon de dire : nous refusons d’être les spectateurs émerveillés de notre propre colonisation numérique. Nous voulons graver notre propre avenir, transistor par transistor, photon par photon, ligne de code par ligne de code. Et accessoirement, faire chier les Américains.
Dans 500 jours, nous saurons si cette fièvre européenne aura accouché d’un géant ou d’une chimère. En attendant, quelque part entre Veldhoven et Paris, des ingénieurs continuent de rêver l’impossible : une Europe qui ne subit plus l’histoire technologique, mais qui l’écrit. De préférence en Times New Roman, pour faire chic.
Car c’est peut-être ça, la vraie révolution : graver sa souveraineté à l’échelle de l’atome. Et rigoler un peu en le faisant.
Sources (vérifiées entre deux fous rires) :
Ma consommation excessive de café et Wikipedia à 3h du matin