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« Il n’est pas permis que les juges contrôlent le pouvoir légitime de la branche exécutive ». C’est le nouveau vice-président des Etats-Unis, J.D. Vance, qui le proclame sur X quelques semaines après sa prise de fonction. Et ce juriste diplômé de la prestigieuse faculté de droit de Yale University va plus loin encore dans son conseil au président Donald Trump : « Et quand les tribunaux vous arrêtent, dites devant le pays entier comme l’a dit Andrew Jackson [président américain de 1829 à 1837] : le président de la Cour suprême a rendu sa décision, à lui maintenant de l’exécuter ! »
Cette justification d’une autorité illimitée du président des Etats-Unis prétend porter le manteau de la démocratie. Alors que des juges fédéraux — nommés à vie par des présidents républicains aussi bien que démocrates — persistent à casser pour excès d’autorité ou atteinte à la Constitution des dizaines de décrets dont s’est livré le nouveau président depuis sa [re]prestation de serment le 20 janvier dernier, on entend le même mantra de la Maison Blanche : le président est élu par le peuple américain. Dans une démocratie, à quel titre un juge non-élu peut-il invalider ses décisions ?
Et la Constitution est invoquée à l’appui de cette thèse car son article 2, section 1 énonce un principe qui parait clair : « Le pouvoir exécutif est conféré à un président des États-Unis d’Amérique ». Mais on oublie généralement de citer le principe limitatif qui date des premières années de la République américaine : la déclaration du président de la Cour suprême John Marshall en 1803, dans sa décision dans la célèbre affaire Marbury v. Madison : « C’est catégoriquement le domaine et le devoir du département judiciaire de dire ce qu’est le droit ». Aux tribunaux fédéraux, alors, de limiter l’exercice du pouvoir présidentiel à ce qui est permis par les lois fédérales et la Constitution. Pour reprendre les propos de J.D Vance, il ne s’agit pas de restreindre le pouvoir légitime de l’exécutif, il appartient plutôt aux tribunaux de dire quel est ce « pouvoir légitime ».
La stratégie de Donald Trump est sans appel : attiser des conflits judiciaires qui mettent en cause l’étendue du pouvoir présidentiel, afin que le bon dossier arrive à la Cour suprême où, on l’espère, la majorité conservatrice de six sur les neuf juges, entérine en droit constitutionnel un principe très cher à l’aile droite du parti républicain, dont l’effet serait de supprimer toute limite au pouvoir du président sur la branche exécutive : la théorie de l’exécutif unitaire.
Ce principe soutient que le Président des États-Unis incarne, à lui seul, la branche exécutive du gouvernement fédéral. L’adoption de ce principe par la Cour suprême entraînerait des conséquences inouïes pour la gouvernance des États-Unis.
En effet depuis le début du 20e siècle, le Congrès a créé par loi une série d’agences administratives spécialisées au sein de la branche exécutive du gouvernement fédéral, qui exercent un pouvoir de régulation et et de poursuites, ainsi qu’un pouvoir quasi judiciaire dans le règlement des litiges relevant de leur compétence. Elles sont ainsi devenues incontournables dans le paysage administratif et juridique américain : la SEC (Securities and Exchange Commission), la FTC (Federal Trade Commission), la FCC (Federal Communications Commission), l’ICC (Interstate Commerce Commission), et ainsi de suite. En particulier, chacune des agences promulgue des règlements auxquels, jusqu’à récemment, les tribunaux fédéraux devaient s’incliner en reconnaissance de l’expertise de l’agence dans son domaine. (Jusqu’à ce que, en juin 2024, cette même Cour suprême abandonne ce principe de déférence, dans l’affaire Loper Bright v. Raimondo).
Selon la loi qui crée chaque agence, les chefs en sont nommés par le Président et doivent être confirmés par une majorité simple du Sénat avant d’assumer leurs fonctions. Ceux-ci ne sont normalement révocables que sur preuve d’inefficacité, manquement au devoir de la charge ou malversation.
Si le principe de l’exécutif unitaire était adopté par la Cour suprême, le Président pourrait alors dicter toute décision de ces agences quasi-judiciaires, ou au contraire les infirmer et en licencier tout préposé à tout moment.

La Haute Cour a déjà confirmé dans l’affaire Seila Law en 2020 que, grâce à l’article 2 de la Constitution, « le pouvoir exécutif entier appartient au seul Président ». Depuis la décision de la Cour suprême en 1935 dans l’affaire Humphrey’s Executor, le plein pouvoir du Président de remplacer les chefs de ces agences administratives n’avait admis que de deux exceptions : (1) la Cour a décidé dans Humphrey’s Executor que le Congrès peut créer des agences spécialisées avec à leur tête une direction collective dont la déchéance nécessite obligatoirement une cause réelle et sérieuse ; et (2) elle a décidé dans Morrison v. Olson (1988) que le Congrès pouvait protéger le mandat de certains préposés exécutifs inférieurs dont les responsabilités étaient étroitement définies et limitées.
Également dans Seila Law, sans aller jusqu’à l’annulation du principe de Humphrey’s Executor, la Cour l’a limité aux seules agences dirigées par un conseil de dirigeants, en décidant que la séparation des pouvoirs nécessite que le Président conserve le droit de limoger — avec ou sans cause — le chef de toute agence exécutive dirigée par une seule personne. Mais certains des juges conservateurs ont clairement indiqué qu’ils considéraient que l’autorité plénière du Président de remplacer les dirigeants des agences exécutives ne devait admettre aucune exception quel que soit le nombre de dirigeants à leur tête.
Revenu à la Maison Blanche le 20 janvier 2025, Donald Trump n’a pas tardé à émettre des dizaines de décrets présidentiels dans toute la gamme des fonctions présidentielles (et au-delà), notamment en limogeant plusieurs dirigeants des agences spécialisées. Dans la hiérarchie des normes américaine, le décret présidentiel tient la place la plus basse, au-dessous de la Constitution et des lois votées par le Congrès. Le décret n’engage que le président qui l’émet, et sa portée légitime est limitée aux domaines dont le président dispose d’une autorité unilatérale. Comme le président l’a certainement prévu, plusieurs des dirigeants licenciés ont assigné l’administration Trump en Cour fédérale pour contester leur limogeage. Deux d’entre eux, Cathy Harris du Merit Systems Protection Board et Gwynne Wilcox du National Labor Relations Board, ont gagné en première instance et en cour d’appel sur l’autorité de Humphrey’s Executor et de Seila Law, et le gouvernement a fait appel à la Cour suprême. Le 9 avril 2025, le président de la Cour suprême a suspendu les arrêts des cours inférieures, favorables aux dirigeantes, et a ordonné que toutes les parties soumettent leurs conclusions le 15 avril au plus tard. On attend désormais que la Cour confirme ou infirme la suspension des arrêts en faveur des dirigeantes déchues, ou bien qu’elle décide que l’affaire mérite d’être examinée par la Cour suprême sur le fond. C’est dans ce dernier cas de figure que la Cour pourrait enfin renverser le principe de Humphrey’s Executor et affirmer pour la première fois que l’exécutif est bel et bien « unitaire », et que le Président peut en disposer comme bon lui semble.
Une telle décision serait un véritable tremblement de terre pour la politique américaine, surtout pendant le mandat d’un Donald Trump qui ne cesse de repousser les limites de son autorité. Mais accorder au Président le contrôle total d’une branche exécutive unitaire ne veut pas dire forcément que cet exécutif l’emporte sur les deux autre branches législative et judiciaire. La question de la séparation des pouvoirs perdurera, et se présentera de manière d’autant plus pressante si, comme l’histoire nous l’apprend, le parti démocrate reprend la Chambre des Représentants lors des législatives de mi-mandat en novembre 2026. Il est quasiment constant dans l’histoire américaine contemporaine que le parti du locataire de la Maison Blanche perd des sièges au Congrès —- et même sa majorité dans l’une ou parfois dans toutes les deux chambres — lors des « midterms » législatives.
Si cela arrive en 2026, la deuxième moitié du mandat du président Trump — à partir de janvier 2027— sera marquée par la confrontation entre un président canard boiteux ayant mené son parti à la défaite législative, et un Congrès qui ne se couchera plus devant ses tentatives de s’approprier les prérogatives que la Constitution donne au Congrès. Et il appartiendra alors à la troisième branche judiciaire — celle qu’un célèbre professeur de droit a appelé « la branche la moins dangereuse » — à faire la part des choses.