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Ça devait arriver. Le Christ version « ChatGPT » est désormais le nouvel interlocuteur des fidèles dans la chapelle d’une Suisse aux multiples confessions. Pour Sans doute, Sylvain Lévy offre un texte toujours aussi brillant qui nous entraîne cette fois dans des limbes divins où l’on comprend que les voies du Seigneur sont plus que jamais impénétrables.
Il faut bien l’avouer, notre époque ne manque pas d’imagination. Dans une chapelle de Lucerne, c’est désormais le visage du Christ qui apparaît à la place du prêtre. Il parle. Il répond. Il commence même, détail délicieux, par rappeler les règles de confidentialité. Après le mystère de l’Incarnation, voici celui des données personnelles. Les temps changent, et Dieu avec eux — du moins son interface.
Je souris en écrivant ces lignes, car l’histoire humaine est une longue conversation entre la foi et la technique. Nous avons prié sur des parchemins, puis sur du papier imprimé, et enfin devant des micros, des caméras et des écrans. Chaque progrès a été accusé de trahir l’esprit, et chacun l’a finalement servi à sa manière. Pourquoi l’intelligence artificielle serait-elle différente ? Et pourtant, elle l’est.
Cette fois, l’outil ne se contente plus de transmettre la parole, il la produit. Il ne porte pas la voix ; il la remplace. Le croyant n’attend plus, il interroge. Il ne partage plus, il consulte. Il ne se rend plus à l’église ; il se connecte. La foi, qui était autrefois une affaire de foule et de chants, devient une relation privée, presque secrète, entre un individu et une machine infiniment patiente.

« Père, pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font » Luc,23-34″
Ce glissement est discret, mais immense. Avec lui s’efface une figure centrale de notre civilisation: l’intermédiaire. Le prêtre, le rabbin, l’imam, le savant — tous ces passeurs de sens — sont doucement contournés. Chacun se fabrique son credo personnel, prélève ici un dogme, là une morale, ailleurs une indignation. Une religion à la carte, servie chaude, sans silence ni contradiction. Dieu répond toujours. C’est peut-être là le problème.
Pendant que la croyance se retire dans l’intime, la religion, elle, change de fonction. Elle devient drapeau, héritage, réflexe identitaire. On croit moins, mais on revendique davantage. On prie moins ; on s’oppose davantage. Faute de communion spirituelle, on cherche la cohésion ailleurs, souvent dans la politique, parfois dans la colère. Le sacré ne disparaît pas, il se durcit.
Et voici la dernière pirouette de l’histoire — la plus savoureuse, et peut-être la plus inquiétante. La technologie, qui prétend nous libérer des vieux mythes, commence à leur ressembler. Elle est opaque, omniprésente et quasi omnisciente. Elle promet la fin de la mort, l’extension de l’homme, l’éternité sans au-delà. Elle inspire à la fois fascination et effroi, à l’image du divin autrefois. Nous ne croyons plus au ciel, mais nous redoutons l’algorithme.
Alors, je m’interroge avec une tendresse un peu inquiète : que cherchons-nous vraiment quand nous parlons à un Jésus numérique ? Une vérité ? Une consolation ? Ou simplement une présence qui ne se lasse jamais de nous écouter ?
Il est né, ce divin enfant de silicium. Il parle toutes les langues. Il répond à toute heure. Mais j’aimerais rappeler, avec une fidélité presque naïve, qu’au cœur des grandes traditions humaines, Dieu ne parlait pas toujours. Il se taisait. Et dans ce silence, fragile, exigeant et profondément humain, se logeait peut-être ce que nous appelions autrefois la grâce.
PS: Le lien vers l’article du FT de Simon Kuper: ‘who needs a priest when you have a chatbot?’ qui a inspiré cette contribution à Sans Doute :
https://www.ft.com/content/afa543a8-6d5f-4990-8efa-31c2f888edc0?shareType=nongift