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Vendredi dernier, je suis allé voir passer le Tour de France en Bretagne, dans le village de Trévérien, moins de 1 000 habitants. Comme à chaque fois que j’assiste au passage des coureurs depuis ma première en 1976, lors d’une étape qui arrivait à Manosque, dans ma Provence natale. C’est le même émerveillement devant la magie de ce spectacle unique.
Car en cinquante ans, tout a changé, sauf, en définitive, l’essentiel.
En 1976, Lucien Van Impe l’emporta finalement devant Joop Zoetemelk, et devant Raymond Poulidor — qui, à plus de 40 ans, courait là son dernier Tour. Freddy Maertens, au sommet de sa gloire, avait quant à lui raflé huit étapes et le maillot vert du classement par points. Si l’on nous avait dit alors qu’un Slovène et un Danois allaient un jour être les deux favoris du classement général, qu’un Érythréen serait en lice pour finir meilleur sprinteur, et que le peloton compterait nombre de Scandinaves, d’Américains, d’Australiens, de Sud-Américains et même de Kazakhs, je pense que nous aurions souri.
Car entre 1903 et 1975, les Français, les Belges et les Italiens s’étaient partagé l’essentiel des victoires, quelques Suisses, Espagnols et Luxembourgeois venant, de temps à autre, troubler leur domination. Depuis 2000, même en excluant les sept Tours frauduleusement remportés par l’Américain Lance Armstrong, on compte six victoires britanniques, trois slovènes, deux danoises, une pour un Australien et une pour un Colombien — et hélas, aucune victoire française ni belge.
Cette internationalisation du peloton est allée de pair avec celle des intérêts financiers. Le cyclisme, et le Tour en particulier, est devenu un business aux enjeux colossaux, avec des retransmissions télévisées en direct sur plus de soixante chaînes dans le monde entier. En 1976, les équipes étaient principalement sponsorisées par des marques de vélos ou de matériel cycliste (Peugeot, Michelin, Gitane, Campagnolo, Ti-Raleigh, Flandria…) et ponctuellement par des assureurs, des marques d’électroménager, de voitures ou de carburant. Aujourd’hui, Tadej Pogacar roule pour une équipe soutenue par les Émirats Arabes Unis, et Jonas Vingegaard pour une marque norvégienne spécialisée dans les logiciels de gestion.

En 1976, la technologie était absente du peloton ; les écarts en course, souvent approximatifs, étaient encore montrés aux coureurs par des ardoisiers à moto. Depuis une vingtaine d’années, capteurs de puissance et oreillettes se sont généralisés, permettant aux coureurs d’être informés sur leur effort et conseillés (voire téléguidés) par leurs directeurs sportifs en temps réel. Quant au matériel, les vélos d’aujourd’hui n’ont plus grand chose à voir avec ceux des années 1970. À l’époque, les cadres étaient presque tous en acier, les roues en aluminium, les vitesses se changeaient à la main, et les pédales étaient encore équipées de cale-pieds à lanières. Aujourd’hui, les cadres et les roues sont en carbone, ultralégers et aérodynamiques, équipés de groupes électroniques et de freins à disque. Même les tenues ont évolué : les maillots, les cuissards, les casques — devenus obligatoires en course dans les années 2000 — sont conçus pour optimiser l’aérodynamisme et la performance.
Dans “Pour un maillot jaune”, un court-métrage de Claude Lelouch réalisé en 1965, le cycliste était filmé comme un héros populaire, éprouvé par l’effort, affrontant la chaleur, la souffrance et les cols, avec une forme de simplicité brute et de poésie. Depuis deux ans, la série “Tour de France : Au cœur du peloton”, produite pour Netflix (et par ailleurs passionnante) montre un tout autre univers : le coureur y apparaît comme le centre d’un écosystème complexe, fait de données, de stratégie de marque, de calculs économiques, de tensions internes aux équipes et de narration contrôlée. L’individu reste là, bien sûr, avec son talent et ses doutes. Mais il évolue désormais dans un environnement ultra-professionnalisé où les caméras, les sponsors et les réseaux sociaux sont omniprésents.
Au final, il me semble qu’aucun sport n’a connu des transformations d’une telle ampleur sur cette période.
Et pourtant, quand on voit passer le Tour, aucune manifestation sportive ne semble autant ancrée dans son histoire et dans ses rituels : le passage de la caravane publicitaire, l’escorte policière, la voiture rouge du directeur de course, les klaxons, les couleurs des maillots du peloton… Et par-dessus tout, la ferveur populaire, les familles, la clameur, les villages en fête…
Tout cela permis par l’accès libre et gratuit à l’un des événements sportifs les plus extraordinaires au monde.