Partager cet article

La cathédrale normande de Messine point d’arrivée d’un voyage dans le temps, l’histoire et la culture.
ONZIÈME PARTIE : LA VIA NORMANNA DE FLORESTA A MESSINE
Le trajet du lendemain vers Montalbano Elicona se déroula presque intégralement en descente, d’abord en forêt puis ensuite en traversant un immense parc d’éoliennes dominant les monts Nebrodi. Pour atteindre l’étape du soir l’inévitable traversée du torrent en fond de vallée avant de remonter via un sentier muletier très raide pour déboucher en plein centre historique du village de Montalbano Elicona, classé lui aussi parmi les plus beaux d’Italie.
Parfaitement médiéval il est dominé par une forteresse de Frédéric II, remaniée, réhabilitée et rénovée de manière très spectaculaire pour en faire un musée à la gloire de son commanditaire.
Construite sur des fondations byzantines puis normandes, cette forteresse avec plusieurs cours et terrasses intérieures dégage une impression de puissance. A l’intérieur, de multiples explications sur l’héritage laissé par l’empereur en Sicile tout au long de son règne ainsi que sur ses lieux de prédilection.
A l’extérieur du bâtiment principal, une chapelle dont il ne reste que la coupole qui abrite la tombe d’un personnage fascinant : Arnaud de Villeneuve, que son épitaphe sur la pierre tombale présente ainsi :
« …, catalan de Valence, fidèle du Christ, médecin des Papes, intéressé par faire le Bien, …, spéculateur apocalyptique, accusateur de faux chrétiens, … »
Ce médecin du XIII ème siècle est en réalité une figure clé de l’histoire de la médecine. Aragonais de famille modeste, il fit ses études de médecine à Montpellier à partir de 1260. Le Centre Hospitalier Universitaire de la capitale occitane porte toujours aujourd’hui son nom, car il est l’artisan de la réappropriation par les Européens de la médecine savante gréco-romaine, après la longue éclipse due à l’effondrement de l’empire romain.
Médecin personnel de trois papes, (Boniface VIII, Benoît XI, Clément V), il est surtout l’un des artisans de l’enseignement moderne de la médecine dans les universités naissantes du Moyen-Age.
Il est l’exemple même de la circulation permanente des grandes figures intellectuelles de leur époque dans le bassin méditerranéen, qu’il n’a cessé de parcourir entre Espagne, France et Italie, malgré les conditions de voyage de l’époque plus que rudimentaires.
Ce qui est toujours passionnant en 2025 pour le randonneur, c’est de trouver sur sa route des souvenirs de personnages marquants de l’Histoire dont il n’a jamais entendu parler.
La sortie de Montalbano Elicona se fait par un nouveau col à l’ascension facile. Avant une immense descente via un chemin forestier de plus de 10 kilomètres, à flanc de montagne, où chaque virage offre des vues plus spectaculaires les unes que les autres sur les monts Nebrodi. Inutile de préciser que je ne croiserai personne de la journée à l’exception de vaches et moutons en nombre. Petite frayeur d’ailleurs avec une vache aux cornes particulièrement bien aiguisées qui refusait à tout prix de se faire dépasser sur le chemin, la bave aux lèvres. Je dus attendre un bon moment d’arriver à une barrière de barbelés séparant deux champs sur le sentier pour ruser et m’en débarrasser.
Une fois en fond de vallée, la traversée du torrent pour remonter ensuite gentiment vers Novara di Sicilia, petit village classé, lui aussi, parmi les plus beaux d’Italie, lové dans un creux de montagne, à l’abri ainsi de toute conquête intempestive.
Formidable petit village protégé par son pont et ramassé autour de son église. Totalement à l’écart de toute route touristique, il abrite des institutions locales de premier ordre : l’épicerie-boulangerie-bazar-boucherie ouverte de 6h à 21h tous les jours, un café-pâtisserie dont le personnel porte encore une tenue officielle verte du meilleur effet et qui sert un latte macchiato accompagné de gâteaux à l’anis inoubliables, un restaurant traditionnel (gibier, charcuteries et asperges de saison) dans les ruines d’ un nouveau château de Frédéric II, tenu par un patron qui dirige aussi le syndicat d’initiative locale et propose nombre d’excursions dans la montagne.
En bref un retour vers l’authentique qui disparaît gentiment et irrémédiablement sous nos yeux entre Instagram, tourisme de masse et effets de mode. Raison de plus pour moi de profiter de ses dernières senteurs lorsqu’il se présente comme à Novara di Sicilia. La meilleure manière d’en être le témoin c’est de bénéficier de l’extrême gentillesse parfaitement désintéressée des personnes croisées
Le lendemain allait être marquée sous le sceau d’un record dont je me serais bien passé : 45 kilomètres à pied dans la même journée. 13 heures de marche, de descentes et de montée pour finir à la lampe frontale
La vérité me doit d’avouer que je n’avais pas anticipé les difficultés du périple : pour démarrer la descente la plus raide de tout le parcours qui astreint à une très grande prudence pour éviter les entorses, puis une fois en bas, 8 kilomètres dans le lit d’une rivière. Là aussi la progression est ralentie par deux facteurs : le gravier ne donne pas de points d’appui à la semelle des chaussures, et l’obligation de faire des détours pour traverser au sec les différents petits torrents qui sévissent dans le lit bien large.
D’ailleurs ce petit exercice trouve rapidement ses limites : je me rendis compte qu’il valait mieux tremper ses chaussures, qui de toutes façons sèchent rapidement, que multiplier les détours pour son confort personnel.
La sortie du lit de la rivière étant mal signalisée je dus, pour échapper à cet exercice peu sympathique, pénétrer dans une propriété horticole, en faire le tour pour récupérer un chemin de terre en surplomb qui conduisait à Mazzara San Andrea. La ressource d’eau étant manifestement abondante dans cette région de Sicile et matérialisée par de petits canaux le long des chemins, on trouve des serres pour la culture de fruits et légumes, à taille humaine néanmoins, sur deux ou trois kilomètres avant d’entamer une montée sportive vers Rodi.
Nouvelle descente abrupte puis remontée non moins raide vers Castroreale, également classée parmi les plus beaux villages d’Italie ; construite en étages, moins nombreux que ceux de Gangi ou de Troina néanmoins. A Castroreale on quitte (temporairement) le Moyen-Age, pour plonger dans une Sicile plus baroque, avec cette splendide pierre couleur jaune. De l’église principale située tout en haut du village, je pus admirer une vue incroyable sur la mer et les îles éoliennes. Notamment le Stromboli en éruption, avant de reprendre le chemin vers Santa Lucia del Mela.
Mais avant d’arriver je dus affronter un nouveau lit de rivière, une signalétique défaillante qui me fit perdre une bonne demi-heure dans la végétation jusqu’aux genoux m’empêchant de voir où je posais les pieds avant de récupérer le bon itinéraire au sommet d’un petit col.
Me restait alors une grande descente pour rejoindre à la nuit tombée une rivière large de 30 mètres sans gué possible : impossible à cette heure là de faire un détour et je dus donc me résoudre à traverser avec de l’eau jusqu’aux mollets avant de déboucher de l’autre côté, en pleine installations sportives du stade Gaetano Scirea, cette légende du football italien des années 1970-80, un des plus grands défenseurs de tous les temps, pilier de la Juventus et de nombreuses fois bourreau de l’équipe de France avec l’équipe d’Italie. Bref un nom venu tout droit de l’enfance m’accueillait avant une dernière montée de nuit vers Santa Lucia del Mela et son centre historique que j’atteignais gentiment fourbu.
Santa Lucia del Mela est construite comme Gangi, toute en verticalité et dominée par son château normand aujourd’hui transformé en séminaire pour apprentis prêtres, eux aussi tous originaires d’Afrique subsaharienne selon mes constatations. Entre le corso principal du centre historique où les différents bars affichent la couleur du club de Série A soutenu (à noter : pour les tifosi locaux de la Juventus, c’est une photo grandeur nature de Michel Platini de 1985 qui incarne le club, 40 ans après son triomphe transalpin) et le sommet, il faut 40 minutes de marche…et 25 minutes à la redescente tant les rues et escaliers sont raides.
Santa Lucia del Mela respire également une Italie hors du temps, entre fresques décoratives peintes sur les murs, ruelles non signalisées et habitants qui se hèlent d’une fenêtre à l’autre. Mais il faut constater également que ne subsiste dans l’habitat traditionnel des ruelles qu’une population âgée, sans voiture par nature puisque tout est parfaitement ingarable. La plupart d’entre eux ont d’ailleurs un système de poulies accrochées à leurs fenêtres pour pouvoir se faire livrer des courses sans avoir à descendre.
Le contraste est donc saisissant avec le bas du village bien plus animé ou un jeune élève de Cédric Grolet vient d’ouvrir sa pâtisserie-salon de thé qui ne désemplit pas.
La journée qui suivit marquait l’entrée dans la région des monts Péloritains. Même motif et même punition que pour les Madonies et les Nebrodi : villages au sommet de pitons rocheux, vallées encaissées, ascensions abruptes et descentes raides, le tout dans un paysage où l’harmonie entre l’homme et la nature semble immémoriale, comme acquise depuis l’éternité.
Première ascension vers Gualtieri Sicamino, petit village perdu dans ses champs d’orangers et de citronniers. Un paysan y arrêta son véhicule pour me faire cadeau d’un kilo d’oranges…inutile de préciser que leur goût était inoubliable.
Puis une descente sportive dans un canyon pour remonter ensuite vers San Pier Niceto, qui partage la caractéristique de trop de ses voisins d’avoir nombre de ses maisons du centre abandonnées malgré les efforts pour donner un côté pimpant au village.
L’étape suivante était Monforte San Giorgio, village réellement accroché à sa montagne de manière presque physiquement, impossible à première vue. C’est ici qu’en 1061 les deux frères d’Hauteville, Roger et Robert Guiscard fixèrent leur camp de base après la réussite du débarquement à Messine pour préparer la suite de la conquête normande de la Sicile.
La journée se terminait par l’ascension, régulière et longue, après avoir à nouveau traversé un torrent, de l’eau jusqu’aux mollets faute de gué au printemps vers Rometta, dernière étape avant l’arrivée à Messine.
Situé à quasiment mille mètres d’altitude avec une vue sur la mer ce village est resté célèbre car c’est la dernière forteresse byzantine à avoir résisté à la conquête arabe. Elle n’est tombée qu’en 965 alors que Palerme était conquise par les Émirs dès 831.
Il faut dire qu’installée sur un col, dominant le paysage à 360 degrés elle a tout d’une ville imprenable, à l’abri de murailles. Seules deux portes normandes du XIIème siècle permettent d’y pénétrer. J’aurais aimé vous dire que le château de l’inévitable Frédéric II était aussi beau que celui de Montalbano Elicano…hélas c’était le plus en ruines depuis le début du parcours. Il n’est d’ailleurs pas ouvert au public et il a fallu que je ruse en passant par la cour de l’école primaire pour y accéder et contempler deux pauvres tours en ruine…mais tout le reste du village tenait toutes ses promesses notamment la porta Messina, de très belle facture normande qui bloquait autrefois toute la sortie Nord de la ville.
Le lendemain était la dernière journée de ce voyage hors du commun. Elle était donc empreinte d’une forme de nostalgie. D’autant plus que sa première partie ne présentait aucune difficulté : il s’agissait de redescendre au niveau de la mer par une petite route sans aucune fréquentation jusqu’à Villafranca Tirrena avant de remonter via une dernière ascension, et pas la moins sportive, au cœur même du parc des Monts Péloritains pour franchir un dernier col et accéder à la baie de Messine.
Il a fallu d’abord remonter le lit d’un torrent en marchant dans le sable pendant 5 kilomètres. Puis, une fois arrivé au centre d’information du parc, prendre un sentier forestier qui en deux heures m’amenait à Colli San Rizzo, lieu de villégiature de la population de Messine qui vient chercher le frais à 800 mètres d’altitude : buvettes, aires de pique-nique, aires de jeu pour enfants, le retour au monde réel était brutal !
Mais un dernier moment de tranquillité m’attendait : je pouvais descendre non par la route mais par le sentier des Vêpres, appelé ainsi car il fut utilisé par l’armée aragonaise pour libérer la dernière place forte angevine en 1302 qu’était Messine, 20 ans après après les fameuses « vêpres siciliennes » et relier la mer Ionienne à la mer Tyrrhénienne.
Une heure et demie plus tard j’étais aux portes d’une des villes les plus chargée d’Histoire de toute la Méditerranée, compte tenu de son emplacement stratégique de garde du détroit du même nom.
Vous la raconter prendrait un temps infini et je ne peux que vous recommander de vous y intéresser : ville grecque, byzantine, arabe, normande, principal port de départ pour les Croisades. Également porte d’entrée de la peste noire de 1347, en raison de navires génois qui y font relâche en provenance de Crimée, point de départ de l’épidémie, foyer de révolte contre les Bourbons…tout est passionnant.
Mais pour ma part j’arrivais au but ultime de cette randonnée : la cathédrale normande de la ville. C’est la plus grande cathédrale de Sicile après celle de Palerme.
Construite par Roger Ier de Sicile, son conquérant normand, sur les ruines de l’église byzantine mise à sac par les Sarrasins, elle fût consacrée en 1197 par les deux parents de Frédéric II : L’empereur du Saint Empire Romain Germanique Henri VI et sa femme Constance d’Hauteville.
Je me fis prendre en photo devant pour matérialiser la fin de l’aventure par des Anglais totalement interloqués par mon périple et l’histoire associée. Après tout, les Normands s’étaient fait une spécialité de partir à la conquête des îles européennes au XIème siècle… ils eurent plus de succès encore en Angleterre.
J’espère que ce récit vous aura autant passionné et enthousiasmé à la lecture que j’ai eu de plaisir à parcourir ces 450 kilomètres à pied.
Je ne voudrais néanmoins pas le terminer sans rajouter une note personnelle :
Cette traversée pédestre de la Sicile du Nord-est donne réellement l’importance d’être hors du temps au sens où rien ne semble jamais devoir changer. Une forme de civilisation idéale coincée dans une bulle qui agit comme une drogue sur un citadin parisien jusqu’au bout des ongles. Comme une preuve qu’un ailleurs est donc réellement possible pour celui qui souhaite s’extraire de la folie aujourd’hui, tel un ermite stylite du Vème ou VIème siècle.
C’est tout le paradoxe de ces randonnées : elles génèrent non seulement de la dopamine mais une prise de conscience aiguë du caractère parfois vain de nos activités professionnelles, lorsque la beauté et le silence des paysages siciliens s’offrent à vous, comme un contraste entre la nécessaire modestie de nos existences et la puissance de la nature si bien incarnée par l’Etna.
Si par hasard vous doutiez que nous ne sommes que de passage à l’époque des délires transhumanistes en provenance d’outre-Atlantique, je vous recommande de vous perdre sur les sentiers siciliens qui mettent en valeur l’héritage normand. Tout y est plus grand, tout y est plus beau que chaque destin individuel. « From ashes to ashes » comme le chantait si bien David Bowie.