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HUITIÈME PARTIE : LA VIA NORMANNA DE PALERME À CACCAMO

Château de Mathieu Bonnel, baron normand, à Caccamo
Pour ma randonnée planifiée en 2025, la logique aurait voulu que je reprenne mon itinéraire sur la via Popilia interrompu en juin 2024 pour le mener à son terme jusqu’à Reggio de Calabre. Mais un nouveau livre est venu briser ce bel ordonnancement. En effet en fouillant dans une librairie sicilienne lors de l’été 2024, je tombais sur un ouvrage qui selon toutes probabilités va m’accompagner tant que je pourrai randonner : « les 100 plus beaux chemins d’Italie » qui se présente comme un résumé de tous les plus beaux itinéraires pédestres de la Péninsule.
En bref je venais de trouver ma caverne d’Ali Baba, d’autant que pour chaque voyage décrit dans l’ouvrage il existe un topo complet publié chez le même éditeur …une vraie mine d’or.
En le feuilletant, une randonnée proposée me sauta immédiatement aux yeux : Palerme-Messine par la montagne sicilienne ou le fameux « chemin normand », via normanna en italien, 450 kilomètres, 13 000 mètres de dénivelé positif.
Amoureux transi de la plus grande île de la Méditerranée depuis de nombreuses années, j’avais en effet toujours été fasciné par la conquête et le règne normand en Sicile à compter du XIème siècle, mais j’ignorais complètement qu’il existât des sites d’intérêt culturel et historique majeurs de cette époque, en dehors de Palerme, Cefalu et Monreale.
Comme tout touriste en Sicile, j’avais bien sûr visité à de nombreuses reprises les chefs d’œuvres laissés par les rois normands dans leurs villes d’élection, mais l’idée qu’on puisse en admirer d’autres, de surcroît à l’écart des foules, dans de lieux plus difficiles d’accès ou en tout cas hors des sentiers battus, me plongea dans un grand état d’excitation.
Il était rapidement devenu hors de question que j’attende une année supplémentaire pour assouvir mon envie de mettre mes pas dans ceux de ces conquérants normands dont l’épopée est trop souvent oubliée aujourd’hui.
Deux fils me relient à cette époque : ma fascination pour l’art arabo-normand, manifestation physique d’un des moments les plus brillants de l’histoire européenne, et ma découverte de l’importance du règne de Frédéric II de Hohenstaufen dans cette même histoire.
Par sa mère Constance d’Hauteville, dernière descendante en ligne directe du roi normand Roger II de Sicile, et mariée à l’empereur du Saint Empire romain germanique Henri VI, Frédéric II reçut en effet le royaume de Sicile en héritage. Il fit honneur à son grand père et à tous ses aïeux du côté de sa mère en faisant mieux que fructifier celui-ci : la cour de Palerme au 13ème siècle est restée dans les descriptions des mémorialistes comme l’une des plus, voire la plus munificente, brillante intellectuellement, savante, ouverte sur les autres cultures et civilisations de la Méditerranée de toute l’histoire européenne : toutes les religions, les arts, les sciences étaient représentés et gare à qui ne s’intéressait pas à la poésie, à l’astronomie, à l’architecture ou aux mathématiques…
Mais comment en étions-nous arrivés à de telles richesses ?
Avant d’entamer mon récit sur les traces de ces fameux normands de Sicile, un bref résumé historique s’impose.
La conquête de la Sicile et de tout le sud de l’Italie par les Normands à compter du XIème siècle est en effet l’une des épopées les plus stupéfiantes de l’histoire de l’Occident.
Pour la comprendre il faut remonter au temps des …Vikings ! Ceux-ci à compter du IXème siècle attaquent sans arrêt notamment les rives de la Seine et de la Manche depuis la Scandinavie en provoquant destructions et pillages massifs grâce à leur arme ultime, le drakkar, réputé indestructible, et contre lesquels toutes les armées bordant les mers européennes se sont cassé les dents, comme si elles se défendaient contre des avions à réaction avec des avions à hélices.
En 911 le roi carolingien Charles le Simple, las de ces pillages à répétition, signe avec le chef viking Rollon le traité de Saint Clair sur Epte : les Vikings se voient reconnaître la souveraineté sur un territoire et échange de leur conversion au christianisme et de la paix. Ce territoire devint la Normandie (le pays des hommes du Nord, les NordMen, ou normands…)
Un peu plus d’un siècle plus tard, un descendant de ces Vikings sédentarisés et chrétiens, mais toujours dotés d’une force herculéenne, installé dans la Manche, Tancrède de Hauteville eut au moins 12 fils … ne pouvant leur fournir à chacun une terre, il leur enjoignit à tous, sauf à l’ainé destiné à hériter des possessions paternelles, de partir à l’aventure. Aujourd’hui on dirait qu’il les mît à la porte, charge à eux de se tailler un fief quelque part.
Quelques uns prirent la direction du sud de l’Italie, notamment Guillaume d’Hauteville et deux de ses frères, Onfroi et Drogon, accompagnés à peine d’une dizaine d’hommes.
Mais pourquoi le Sud de l’Italie en 1035 ?
La première trace normande en Italie remonte à 999 lorsqu’une quarantaine de pèlerins vikings récemment christianisés de retour de Jérusalem s’arrêtent à Salerne au sud de Naples et prêtent main forte au prince lombard qui les accueillait contre une attaque de « sarrasins » comme on disait à l’époque : la phénoménale force militaire normande frappa les esprits de tous les princes régnants en Italie du Sud dès cette date, qu’ils soient lombards, byzantins ou directement au service du pape.
Dès lors ils seront nombreux à faire venir des mercenaires de Normandie au cours des décennies suivantes. Ceux-ci finirent par se rendre indispensables dans cette ère de conflits armés permanents. En 1030 l’un d’entre eux, Rainulf Drengot, se fait octroyer un premier fief en récompense de services rendus, le comté d’Aversa, par le roi de Naples. Le ver était dans le fruit…
Dès 1035 les frères Hauteville arrivèrent à Aversa et se mirent au service des Lombards puis des Byzantins avant de trahir leurs différents maîtres et de conquérir une grande partie de la Calabre et des Pouilles actuelles pour eux-mêmes.
Mais les deux plus fameux frères Hauteville, Robert Guiscard et Roger, les plus forts physiquement, les plus rusés, en tout cas ceux dont l’Histoire a gardé une trace indélébile, finirent de construire cette épopée par la conquête de la Sicile à partir de 1061. Mais à la différence des territoires d’Italie du sud, la Sicile était sous domination musulmane depuis plus de deux siècles. Elle était divisée en plusieurs émirats souvent rivaux, ce qui affaiblissait considérablement sa défense. La population était un mélange de musulmans, de chrétiens grecs orthodoxes et de quelques juifs, vivant sous un régime de relative tolérance religieuse, mais où les chrétiens et les juifs étaient considérés comme des dhimmis (protégés et soumis à des impôts spécifiques).
L’opportunité pour les Normands de s’immiscer dans les affaires siciliennes survint lorsque des querelles internes éclatèrent parmi les émirs musulmans qui se partageaient le pouvoir sur l’île. L’émir Ibn al-Hawwas de Syracuse, en conflit avec l’émir de Catane, sollicita l’aide des Normands, funeste erreur. C’était l’ouverture que Robert Guiscard, déjà duc d’Apulie et de Calabre, attendait.
En 1061, Robert Guiscard et Roger (qui allait devenir Roger Ier de Sicile), lançèrent la première expédition majeure. Ils traversèrent le détroit de Messine avec une petite force. La ville de Messine, stratégiquement située, fut la première à tomber.
La conquête ne fut pas un coup de force rapide, mais plutôt une série de campagnes et de sièges longs et difficiles. Les Normands, bien que numériquement inférieurs, étaient des guerriers aguerris, dotés d’une excellente cavalerie et d’une détermination farouche. Ils tirèrent parti des divisions entre les émirs musulmans et de leur supériorité militaire individuelle.
Il fallut ainsi attendre 1072 pour que Palerme tombe. Cette prise fut un tournant majeur, symbolisant la fin de la domination musulmane sur une grande partie de l’île. Robert Guiscard s’attribua la suzeraineté de la Sicile, mais confia le contrôle effectif de l’île à son frère Roger, en tant que comte de Sicile. La conquête fut achevée en 1091 lorsque Noto tomba.
Roger Ier et ses successeurs jetèrent les bases d’un puissant royaume normand de Sicile. Son fils, Roger II, allait être couronné roi en 1130, unifiant sous sa couronne la Sicile, la Calabre et le duché d’Apulie. Ce fut surtout le plus grand monarque normand qui jeta les bases du syncrétisme culturel qui fut l’originalité de ce royaume.
Les Normands, bien que catholiques latins, adoptèrent une politique de relative tolérance religieuse et culturelle, du moins au début. La Sicile normande devint un creuset de cultures latine, grecque et arabe. Les administrations normandes employaient des scribes arabes et grecs, et l’architecture normande incorporait souvent des éléments byzantins et islamiques comme en témoignent les cathédrales de Cefalu et Monreale notamment.
Imaginer partir le plus rapidement possible sur les traces de ce royaume mythique fut donc une évidence pour moi. Ce chemin normand est d’ailleurs attesté dès la fin du XIème siècle par le grand géographe arabe Al-Idris, au service de Roger Ier, qui le parcourut intégralement.
Au XVIème siècle il fut parcouru également intégralement par Charles Quint en 1535 dans le cadre d’un défilé triomphal sur ses terres de Sicile après sa victoire contre Tunis, selon les chroniqueurs de l’époque.
Pour l’aborder dans les meilleures conditions je pris mes dispositions côté météo en planifiant une randonnée en avril plutôt qu’en juin afin d’éviter les fortes chaleurs sur le parcours de 21 étapes que j’accomplirai en 16 jours, certaines étant courtes.
Celui-ci démarre forcément à la cathédrale de Palerme, histoire pour le randonneur de s’incliner sur les tombes en porphyre rouge de Frédéric II, de sa mère Constance d’Hauteville, de son grand père Roger II, à l’écart du tumulte des touristes qui envahissent les travées.
Avant de sortir de la ville mythique, il faut également pour le randonneur récupérer sa crédence auprès de l’association qui entretient le sentier. Elle sert d’attestation sur le parcours mais aussi donne accès aux gites et hébergements gérés par le club alpin italien…bien utile dans les coins les plus reculés du chemin.
L’itinéraire démarre dans le labyrinthe des ruelles du centre historique avant de traverser le quartier universitaire, l’occasion de découvrir que comme souvent dans les villes italiennes les facultés sont encore logées dans de magnifiques immeubles du 19eme siècle.
Le circuit oblique alors vers la mer, passe devant un incroyable pont normand de 6 arches, désaffecté (tous ne le seront pas sur l’itinéraire), préservé et mis en valeur dans un espace vert bien entretenu. Mieux en tout cas que l’église arabo-normande de San Giovanni dei lebbrosi (Saint Jean des Lépreux) … quelques centaines de mètres plus loin qui parait bien mal en point mais reste charmante avec sa coupole typique.
Une fois arrivé au bord de mer, l’itinéraire tourne à droite pour emprunter une longue promenade aménagée de l’autre côté de la route assez passante, sous les pins et à l’abri du trafic automobile. Quelques plages populaires, des restaurants pour une clientèle locale, quelques chantiers navals pour bateaux de pêche se succèdent ainsi sur une quinzaine de kilomètres sans vraiment quitter la conurbation Palermitaine, avant de rejoindre un quartier résidentiel de villas années 30 au calme.
En revanche un moment pénible attend le randonneur à la sortie de ce quartier : 8 kilomètres le long d’une route très empruntée, coincé entre le côté gauche de la route (pour que le chauffeur du véhicule en face vous voit) et les bambous qui envahissent les bas-côtés. Je fus même obligé de remonter une file de voitures à l’arrêt en raison de travaux.
Mais au moins à l’issue de ce moment désagréable j’étais sorti de la ville et je pus prendre une petite route très secondaire le long de la mer qui me mena jusqu’à Aspra, très jolie petite station balnéaire comme il existe tant en Sicile avec son immense esplanade au dessus de la mer.
En me retournant je pus ainsi constater que j’avais fait le tour du golfe de Palerme. La capitale sicilienne n’apparaissait plus qu’en petit au loin.
Il était temps de bifurquer vers Bagheria et de dire au revoir à la grande bleue que je ne reverrai plus avant la dernière étape.
Aspra-Bagheria ou la première (légère) ascension d’un parcours qui n’en manquerait pas : 13 000 mètres de dénivelé positif sur le chemin en 16 jours de marche. Pour la première fois l’itinéraire est bien balisé, soit par les classiques bandes horizontales blanches et rouges, soit par un petit symbole vert représentant un pèlerin peint au pochoir sur différents éléments notamment les poteaux électriques …mais il reste encore possible de se perdre comme vous le verrez plus tard dans le récit.
Bagheria est une très jolie ville de villégiature destinée originellement à l’aristocratie palermitaine : il en subsiste un plan de ville avec des rues à angle droit y compris en son centre historique, bordées de palais du XVIIème et XVIIIème siècle dont certains ont des portails sculptés avec des figures grotesques au goût de l’époque et encore du plus bel effet en 2025.
A la sortie de Bagheria, premier contact avec la campagne sicilienne de ce voyage jusqu’au village de Casteldaccia, beaucoup plus typique de cet habitat traditionnel de l’île : construit en hauteur pour se protéger des attaques, tout en longueur et fait de ruelles étroites, c’était le lieu idéal pour faire étape.
Le lendemain l’ascension reprit immédiatement vers le petit village d’Altavilla Miliccia dont un détail me stupéfia : sur le mur de l’école primaire dont la construction ne pouvait être antérieure à 1990 au vu de son état, l’écusson de Frédéric II, 775 ans après sa mort…je dois dire que j’imagine mal une école publique française arborer les insignes de manière aussi fière du Roi-Soleil ou de Napoléon Ier. C’est dire l’empreinte qu’il a laissé dans l’île.
Une fois sortie de ce petit village, direction le sentier de montagne pour 12 kilomètres d’ascension en pleine nature avec pour seule compagnie les nombreux troupeaux de vaches, toutes équipées d’énormes cloches comme si elles étaient helvètes. Le contraste avec l’agitation palermitaine de la veille était saisissant, le tout dans ce paysage vert profond d’un printemps bien arrosé et fleurs de toutes les couleurs surgissant de partout.
Au col, sans surprise les éoliennes, puis une descente en pente douce vers l’Eremo San Felice, petit ermitage normalement ouvert en saison mais encore fermé en avril. Formidablement placé dans un cirque et avec un jardin hémisphérique planté d’ifs très bien entretenu, c’est un endroit paradisiaque avec vue sur toute la chaine des Madonies, ce premier massif montagneux que j’allais traverser de part en part.
Si j’en crois les aménagements extérieurs de l’ermitage, entre hommage aux tibétains et drapeau des fiertés LGBT, l’association qui entretient ce lieu de prière, pour accueillir les pèlerins a une conception « new age » de la foi, que je ne crois pas encore avoir croisé ailleurs…
Après un pique-nique mémorable dans ce lieu, il était temps de redescendre dans la vallée jusqu’au superbe lac de barrage de Rosa Marina, entouré de massifs de genêts en fleur et paradis en cette saison des pêcheurs qui lorsque j’en fis le tour me firent signe de faire le moins de bruit possible avec mes bâtons.
Au bout du lac une surprise m’attendait : la traversée du barrage, non par une route, assez dangereuse par ailleurs, mais par un itinéraire aménagé j’imagine pour les ouvriers travaillant sur l’ouvrage d’art : passage très étroit avec des gardes-fou pas de première jeunesse et à gauche un à-pic d’au moins deux cents mètres de vide jusqu’en bas d’un canyon… candidats au vertige s’abstenir ! Une fois la traversée effectuée un dernier petit effort pour me mener à l’étape du soir : 3 kilomètres d’ascension à 10% de moyenne. J’arrivais à Caccamo essoré après 1400 mètres de dénivelé dans la journée mais récompensé par l’incroyable château normand formidablement bien conservé qui domine le village.