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Le château de Frédéric II à Melfi où il promulgua ses Constitutions le 1er septembre 1231
CINQUIEME PARTIE : LACEDONIA-GRAVINA IN PUGLIA
Le lendemain, soucieux de ne pas fatiguer la monture plus que de besoin et de démarrer la journée par 6 kilomètres inutiles, j’entrepris de faire du stop pour me faire ramener à Lacedonia. Ce fut une voiture de Carabinieri qui eut pitié de moi…ils étaient stupéfaits de mon aventure, et comme tant d’autres n’avaient jamais entendu parler de la via Appia antica.
L’étape démarrait par un chemin de crête qui conduisait à un endroit parfaitement improbable : un ancien bunker géant construit par la Wehrmacht pour prévenir toute attaque alliée du fond de la vallée, transformé en centre aquatique. Une grande piscine construite à l’intérieur du bunker, surmontée de gradins, le tout à l’abandon total, pas du tout clos malgré les dangers évidents de ce grand bassin vide. Je pensais m’attendre à beaucoup de choses sur ce parcours mais là on frôlait le plus étrange.
Une immense descente m’attendait à nouveau dans une vallée beaucoup plus riante que la veille, même si, elle aussi, était bordée d’éoliennes. Au moins était-elle remplie de champs cultivés et entretenus qui me conduisait par une remontée sportive aussi vers le village de Monteverde. Village classé parmi les plus beaux d’Italie, dressé sur son piton rocheux à 750 mètres d’altitude et dominé par son château lombard particulièrement bien entretenu. Un dédale de rue de pierres et de maisons du moyen-âge achevait de transformer le lieu en décor de Cinecittà.
La suite fut moins plaisante : une descente raide tout au fond de la vallée par la forêt jusque à ce pont romain permettant de traverser la rivière Ofante, et ainsi quitter la Campanie pour rentrer en Basilicate.
Le tout, bien sûr, avant ce qui restera la montée la plus raide tout le parcours : passage du niveau de la mer, ou presque, à 600 mètres d’altitude par un sentier parfaitement rectiligne, buvant les obstacles les uns après les autres en 1H45. Par surprise mon gîte était exactement de l’autre côté de la route au débouché du sentier. Lorsque je poussais la porte, j’étais plus liquide que solide !
Le lendemain, histoire de bien se mettre en jambes, la montée continuait jusqu’aux portes de cette ville dont je n’avais jamais entendu parler : Melfi, elle aussi dominée par son château construit par Frédéric II de Hohenstaufen sur une base de chateau normand : j’étais définitivement rentré sur le territoire tissé, chaque fois que possible, de châteaux et de monuments voulus par le Saint Empereur au XIIIème siècle.
Frédéric II est une personnalité assez peu connue en France, compte tenu du caractère gallo-centré de l’enseignement de l’Histoire dans notre pays. C’est pourtant l’un des personnages clés de toute l’histoire européenne.
Sans en faire une biographie complète (pour nos lecteurs intéressés il y a le choix entre celle magistrale d’Ernst Kantorowicz et celle plus accessible de Benoist-Méchin), je voulais vous faire partager quelques éléments essentiels de ce personnage, sans beaucoup d’équivalents dans l’histoire.
Pour commencer, pour vous donner une idée de la manière dont il marqua son époque, il fut surnommé de son vivant « Stupor mundi », la « stupeur du monde ». C’était en effet un génie multiforme : homme d’État, bien sûr, et nous y reviendrons, astronome, poète, mathématicien, philosophe, linguiste …il parlait latin, grec, arabe, allemand, hébreu, sicilien, normand, yiddish et slave, soit 9 langues !
Il fut roi de Sicile, roi des Romains, roi de Jérusalem et bien sûr Empereur du Saint empire romain germanique : dans la première moitié du XIIIème siècle, il régnait sur un territoire, qui recouvrait la totalité de l’Allemagne, de l’Autriche et de l’Italie d’aujourd’hui, sans oublier le royaume de Jérusalem issu de la conquête des Croisés. Il fut également un partenaire des émirs régnant sur l’Espagne, l’Afrique du Nord et le Proche-Orient, bien qu’il ait réduit très significativement leur influence dans sa Sicile d’élection.
Malgré son patronyme germanique c’était bien un homme du sud. Né près d’Ancône et élevé à Palerme, il était l’incarnation de l’héritage de la conquête normande de la Sicile et du sud de l‘Italie par sa mère, Constance d’Hauteville, et de Henri VI de Hohenstaufen, empereur du Saint empire, qui régnait d’une main de fer sur ses territoires du nord de l’Italie.
Frédéric II resta également dans l’histoire parce que comme tous ses ancêtres, il ne cessa de défier l’autorité du Pape sous couvert de la fameuse querelle des investitures, qui durait depuis deux cents ans, mais qui cachait un conflit beaucoup plus large : son refus de la prééminence du Pape dans les affaires séculières. Il passa son existence à se rebeller contre l’autorité de Rome : il fut ainsi excommunié deux fois, ce qui explique également qu’au fil de l’histoire le Vatican, qui conserve encore aujourd’hui la totalité de la correspondance entre les papes et l’empereur, n’eut de cesse de minimiser la figure de Frédéric II.
Pour nous ramener à Melfi, une de ces dizaines de villes que Frédéric II couvrit de châteaux spectaculaires dans toute l’Italie du sud, dont le plus connu est le sublime Castel del Monte dans les Pouilles, classé au patrimoine mondial de l’humanité par l’UNESCO, cette ville fut le théâtre d’un geste de défiance unique à l’égard de la papauté.
C’est là en effet que Frédéric II promulgua ses « constitutions de Melfi » : ces constitutions promulguées le 1er septembre 1231 sont le premier texte instituant dans l’Europe chrétienne, une législation en dehors et contre celle de l’Église. Elles instaurent le principe d’égalité devant la loi, la responsabilité des fonctionnaires devant le seul Empereur, la centralisation du pouvoir au sein de l’État impérial, lui-même sanctifié. Bref des textes incroyablement modernes pour leur époque, et dont une grande partie sont restés appliqués au sein du royaume de Naples puis des Deux Siciles qui lui succéda jusqu’en …1861 !
Je ressortais de Melfi convaincu donc de l’importance capitale de Frédéric II dans l’histoire européenne, au-delà même de l’empreinte architecturale toujours visible aujourd’hui, qu’il laissa dans tout le sud l’Italie, et qui n’allait plus me quitter jusqu’à la fin de mon parcours à Brindisi.
Le reste de la journée fut une longue promenade (c’était la longue étape du parcours) à travers champs sur les chemins de raccordement des éoliennes entre elles, en passant par les cours de fermes ou un fameux pont romain, avant la remontée vers Venosa.
Venosa, outre qu’elle abrite la tombe de Robert Guiscard, l’un des conquérants normands de la Sicile au XIème siècle, car il avait choisi ce lieu comme sépulture familiale pour tous les membres de la maison Hauteville, est célèbre pour être la patrie d’Horace, le fameux poète et philosophe romain du I er siècle après JC qui nous a légué une forme de sagesse. N’est-ce pas lui l’inventeur du « carpe diem », si souvent mal compris ?
Le plus étonnant aujourd’hui c’est que la totalité du charmant petit centre historique de Venosa est rempli d’aphorismes ou de vers du poète incrustés sur les murs des édifices publics, des coins de rue…j’en ai dénombré une vingtaine sans que ma recherche ne soit exhaustive.
A chaque inscription l’occasion de réfléchir sur l’acuité et la modernité du propos, vingt siècles plus tard…
Le lendemain l’étape me réservait, après une sortie de la ville via un petit canyon permettant la création de jardins luxuriants au bord de cours d’eau, dans une région plutôt marquée par l’aridité des sols, le grand retour de la ligne droite à l’infini et la découverte, maintenant que j’étais vraiment en Italie du sud, d’un des problèmes endémiques de la région : la gestion des ordures ménagères.
Celle-ci est tellement aléatoire, désorganisée dans certains endroits, sans parler des soupçons de marchés publics truqués au profit des différentes mafias, que nombre d’habitants viennent sur les bords des routes ou chemins de campagne, dans des zones sans feu de forêt possible, brûler leurs déchets. Résultat, sur les bords de ces chemins peu fréquentés, des tas de cendres, une odeur de plastique cramé, et des cadavres de bouteilles en verre ayant résisté aux flammes.
Heureusement tout le chemin n’est pas ainsi…et la fin de la journée connut un meilleur sort : alors que je m’approchais de Palazzo san Gervasio, l’étape du jour, une voiture ralentit près de moi sur le chemin. En sortit Domenico, l’agriculteur dont je traversais la propriété qui savait parfaitement pourquoi j’étais là : il souhaitait absolument me montrer un petit pont romain qui enjambait un torrent au bout de l’un de ses champs voisins. Et là surprise : effectivement un pont romain, utilisé tous les jours par ses moutons pour aller d’une parcelle à l’autre et répertorié nulle part dans aucun ouvrage sur la via Appia. La classe, quand même, d’avoir un pont romain dans ses champs !
Et ma surprise fut encore plus grande lorsqu’à proximité, je découvris une cascade artificielle desservant une grande vasque ronde, manifestement construite au 18ème siècle, pour l’aristocratie locale de l’époque, qui devait servir comme lieu de pique-nique, à l’ombre.
Aujourd’hui les moutons s’y désaltèrent sous la garde de Moussa, jeune berger d’origine tchadienne, qui m’expliqua dans son français plus fluide que son italien, qu’il gardait déjà des moutons dans son pays d’origine, mais qu’il était beaucoup mieux ici. En une situation et un dialogue sympathique, tout le choc des drames actuels…
L’arrivée à Palazzo san Gervasio, ville qui se mérite car située sur un éperon rocheux qui contraint le piéton à y accéder par un escalier (!), me permit d’admirer avant cette ascension une incroyable fontaine romaine remaniée au 18ème siècle et toujours en service, toute en longueur et destinée à désaltérer hommes et animaux de passage.
Le lendemain, l’étape marquait l’entrée dans les Pouilles que j’allais traverser dans le sens nord sud sur la totalité du reste du trajet. Mais, avant de franchir la rivière qui marque la séparation entre Basilicate et Campanie, j’allais me familiariser avec la mono-culture de toute cette région : la production intensive de la tomate de taille petite et moyenne, qu’on ramasse au sol en non sur des plants.
Partout en cette fin septembre, des champs de tomates sur le point d’être ramassées, avec de très nombreux poids lourds ramassant les cagettes remplies à ras bord et déposées là par les ouvriers agricoles, tous issus de l’immigration clandestine en provenance d’Afrique. Inutile de préciser que ma présence leur paraissait surprenante, moi qui essayais de toujours suivre ma trace au plus rectiligne.
Puis, de manière incontestable le tracé fit un angle à 90 degrés vers les Pouilles et le plateau de la Murge qu’il fallait atteindre : une montée longue et régulière sans aucune ombre. J’étais indiscutablement sur la bonne route. Je traversais de rares villages ne respirant pas la prospérité, sous des sommets de collines envahis d’éoliennes. La vue du haut du plateau portant très loin était magnifique, et sur ces petites routes des compagnons : des cyclistes, probablement professionnels à l’entraînement, faisant des boucles à un rythme très spectaculaire.
Puis la route, bordée d’anciennes « masseria », exploitations agricoles accompagnées de demeures de maîtres, typiques de l’Italie du sud, généralement consacrées à l’exploitation d’oliveraies, dont certaines aujourd’hui ont été transformées en hôtels de luxe. Ces premières étaient abandonnées, mais il était évident qu’elles avaient été construites en des temps immémoriaux pour profiter de la proximité avec la via Appia antica.
C’était sans conteste la partie la plus vide de tout l’itinéraire : je fis vingt kilomètres sans croiser de villages, avant d’arriver dans une petite ville un peu triste : Poggiorsini.
Le lendemain la traversée rectiligne de la Murge se poursuivait avec des rencontres de chasseurs bien décidés à abattre de nombreux sangliers dont la la croissance de la population échappe à tout contrôle dans le sud de l’Italie. Puis la route bifurqua vers un chemin de promeneurs.
Ce chemin devint quasiment un sentier pour arriver en direction de Gravina in Puglia, en longeant un parc archéologique romain de l’autre côté d’un petit canyon. Ce sentier débouchait directement sur un pont-aqueduc antique permettant de traverser le canyon sans croiser aucune route …je ne crois pas connaître d’autre exemple ou un sentier permet d’accéder au centre historique d’une ville de 45 000 habitants !
Ce pont-aqueduc les amateurs de James Bond le connaissent : Daniel Craig saute de son sommet dans la fameuse scène d’ouverture de « Mourir peut attendre » avant l’incroyable course poursuite.
Mais Gravina in Puglia vaut pour bien d’autres choses au point d’être surnommée la « nouvelle Matera ». Avec cette ville voisine, désormais mondialement connue, elle a en effet en partage les églises rupestres, un réseau incroyable de citernes souterraines et d’habitations construites dans le tuf. Mais elle a également son charme propre avec son centre-ville historique intégralement piétonnier, alternant constructions médiévales et baroques et, comme toute ville italienne qui se respecte, ses très nombreuses églises.
J’avais la chance d’y être un samedi soir : le meilleur jour de la semaine pour la passegiata, l’institution italienne par excellence. Comment résister au charme de la promenade vespérale post dînatoire qui rassemble les familles à la recherche d’une bonne glace jusqu’à une heure avancée de la soirée…