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L’arc de triomphe de Trajan à Bénévent
TROISIÈME PARTIE : CAPOUE-BÉNÉVENT
L’étape du lendemain commence par une traversée de la partie nord de la conurbation urbaine de Naples. Un plaisir limité pour le randonneur à cheminer sous les bretelles d’autoroute ou par-dessus les voies ferroviaires, le tout dans un trafic automobile relativement dense, mais néanmoins avec la certitude de marcher sur la via Appia antica puisque les rues s’appellent ainsi : le décalage est surprenant entre décor du 21eme siècle et appellations locales.
Puis le chemin s’enfonce dans Caserte et longe la partie sud de la fameuse « Reggia de Caserte », le « Versailles » italien. Cet immense palais constitue la plus grande résidence royale au monde, avec 1200 pièces et 61 000 mètres carrés. Voulu en 1751 par Charles de Bourbon, roi de Naples et arrière petit fils de Louis XIV, ce château gigantesque est devenue une icône néoclassique. Achevé seulement en 1780 il a connu toutes les vicissitudes de l’histoire locale avec la chute des Bourbons après l’arrivée des troupes napoléoniennes dans le sud de l’Italie en 1798, la parenthèse de l’ephémère république de Naples, les Bonaparte puis le retour des Bourbons avant l’unité italienne en 1860 et le triomphe de la maison de Savoie.
Aujourd’hui classé au patrimoine mondial de l’UNESCO comme son illustre ainé, c’est un lieu dont l’architecture intérieure est légèrement écrasante avec son fameux escalier monumental, et qui est au pied de jardins sublimes en pente ascendante tellement immenses que les promeneurs sont incités à louer des vélos pour en faire le tour.
Une fois sorti de l’enceinte du château, la route rectiligne reprend ses droits pour traverser toujours sans aucune hésitation sur le chemin des petites localités qui ont la particularité d’intégrer notamment aux carrefours des restes de la route antique, soit sous forme de bornes milliaires présentes dès l’origine, soit de sculptures romaines figées dans les extérieurs des habitations, soit d’inscriptions gravées dans la pierre. La palme sans doute pour ce propriétaire qui a fait repeindre tout l’extérieur de sa maison en orange vif, à la romaine, et fait peindre en trompe l’œil l’inscription « via Appia antica » sur son mur ; sur le modèle antique alors que sa rue porte un nom contemporain.
Puis à nouveau la campagne reprend ses droits. Les inscriptions lumineuses en mandarin des supermarchés chinois disparaissent des abords des villes, le chemin devient beaucoup plus raide car il s’agit d’arriver …aux Fourches Caudines.
Avant d’arriver à cet endroit, j’aurais été bien incapable de rattacher l’expression « passer sous les Fourches Caudines » à un quelconque épisode de l’histoire de l’Antiquité. Et là, dans ce défilé assez étroit atteint dans la lumière de la fin de journée, l’expression va prendre non seulement son sens physique mais également historique puisqu’elle est à l’origine même de la décision de Claudius Appius de construire cette première route.
La bataille des Fourches Caudines marque en effet une défaite humiliante pour Rome contre les Samnites, ce peuple qui a régné en maitre sur une grande partie de la péninsule italique du VII ème siècle avant Jésus-Christ, jusqu’au début du premier siècle avant notre ère.
En 321 avant JC, les légions romaines veulent pousser leur avantage après une série de victoires contre les armées Samnites. Elles s’enfoncent dans un défilé entre Capoue et Bénévent sans comprendre qu’il s’agit d’un piège tendu par l’adversaire, qui ferme les deux issues et attaquent par les hauteurs : résultat, les deux consuls qui commandent l’armée romaine doivent capituler sans conditions. Tous les soldats de l’armée romaine, les deux consuls en tête, devront défiler, pratiquement nus, les mains liées derrière leur dos, courbés, sous une haie de déshonneur, formée par les lances tendues à l’horizontale des vainqueurs. En d’autres termes les soldats romains sont passés sous le joug, traitement normalement réservé au bétail !
On imagine le ressentiment éternel de tout Rome contre les Samnites sur lequel je reviendrai …et c’est ainsi que les fourches Caudines sont devenues synonyme d’humiliation, et que Caius Appius a décidé de la construction de la via Appia pour lancer les légionnaires plus vite contre les rebelles Samnites en 312 avant JC.
Mais le plus improbable sans doute c’est que le soir à l’étape à Forchia, tout près des Fourches donc, le restaurant local arborait fièrement les couleurs Samnites et une image géante d’un romain sous le joug…probablement une version moderne et antique à la fois du ressentiment à l’égard du pouvoir central.
Le lendemain le chemin redescendait des gorges pour finalement atteindre Bénévent à travers quelques chemins forestiers dont l’un a achevé de me convaincre que nous étions peu nombreux sur ce parcours : comme lors de la deuxième étape, le topo semblait mener à une impasse avec en face de moi un mur de ronces ….après être reparti en arrière vérifier que je n’avais pas commis d’erreur je me suis rendu à l’évidence : il fallait bien surmonter cet obstacle en prenant tout droit. Après avoir démoli ce mur de ronces pendant 15 bonnes minutes à l’aide de mes bâtons, j’ai eu la confirmation que le chemin était le bon. Au rythme de croissance d’un massif de ronces, personne n’était donc passé par là depuis au moins deux ans…
L’arrivée dans le centre historique de Bénévent se fait par un pont antique dit des Lépreux, construit pour la via Appia, aujourd’hui réservé aux piétons, que l’on atteint directement par la campagne, un peu par surprise et qui donne directement sur une rue qui s’appelle via appio Claudio : encore une fois la preuve d’un tracé de plus de vingt deux siècles.
Mais la plus grande surprise à l’entrée de Bénévent se trouve quelques dizaines de mètres plus loin : incroyablement encastré dans la ville, un théâtre romain parfaitement conservé.
Conçu pour 10 à 15 000 spectateurs, il est le parfait exemple du modèle du théâtre romain défini au Ier siècle avant JC. Il été construit sur instructions de l’empereur Trajan au Ier siècle de notre ère. En effet Bénévent était la ville favorite de cet empereur déjà resté célèbre pour ses travaux d’embellissement de Rome. Mais sa dilection pour Bénévent était de deux ordres :
-Géographique en raison d’un climat plus agréable qu’à Rome
-Politique, car Bénévent était l’ancienne capitale des Samnites et quatre siècles après l’humiliante défaite des Fourches Caudines, Trajan considérait qu’elle n’était pas assez “romanisée” et gardait trop vivante la mémoire de ceux qui s’étaient trop longtemps opposés à l’imperium romain. Il décida alors de couvrir la ville de monuments romains dont deux chefs d’œuvre sont parvenus jusqu’à nous : ce théâtre donc, et bien sûr son Arc de Triomphe.
Cet Arc de Triomphe est sans conteste le mieux conservé de tout le monde romain : il parait totalement intact vingt siècles plus tard, sans porter ostensiblement aucun outrage du temps, grâce aux rénovations habiles menées au fil des siècles. En marbre blanc il brille au soleil pour mieux valoriser les triomphes militaires de l’empereur et rejeter dans l’ombre le passé samnite de la ville.
Ce qu’il ne pouvait imaginer en revanche c’est que son Arc de Triomphe servirait de rond-point à la circulation automobile au 21eme siècle. Même si, à bonne distance du monument lui-même, il permet au piéton de l’admirer sous toutes les coutures.
Et que dans la grande rue piétonne de Bénévent figurerait aujourd’hui un monument à la gloire des Samnites, rappelant leur expansion territoriale dans tout le sud de la péninsule pendant plus de cinq siècles !