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INTRODUCTION :
L’actualité charriée par les derniers mois n’a pas été avare en bouleversements, ruptures et désordres. « L’honnête homme » passionné d’information est même perdu, entrainé dans un tourbillon où chaque mauvaise nouvelle est à peu près régulièrement chassée par une autre pire que la précédente.
Ce que nous tenions pour acquis, la primauté du droit sur la force, la défense de l’universalité des droits humains au détriment des particularismes et des communautarismes, un modèle français inclusif… tout cela s’estompe tranquillement. Sans que l’on entende vraiment les héritiers des pères fondateurs d’une société née sur les décombres de la Deuxième Guerre mondiale monter au créneau avec force pour défendre ce projet de civilisation.
C’est pourtant ce combat, chers lectrices et lecteurs de Sans Doute, que nous sommes fiers de continuer à promouvoir avec mon frère Jean-Christophe et moi-même, qui portons ce nouveau média depuis presque un an.
Et parce que l’été est propice au recul et à l’élargissement de la focale sur les événements, il nous a semblé intéressant à tous les deux de faire partager aux lecteurs de Sans Doute mes expériences de randonnées pédestres sur les traces de l’Histoire, pour revenir aux sources de notre héritage culturel, en Italie du sud, jamais loin de ce qui fait notre singularité au regard des autres peuples de la planète : Mare Nostrum, la Méditerranée.
J’ai en effet eu la chance de pouvoir marcher sur ces routes antiques, trois fois depuis 2023 pour plus de 1400 kilomètres à pied au total, sur les traces de notre histoire commune.
Je suis donc heureux de partager avec vous ces récits de voyage pour en évoquer avec vous les meilleurs moments et revisiter cette Italie oubliée, loin du tourisme de masse, à qui nous devons tant, du moins je l’espère en serez-vous convaincus à l’issue de votre lecture.
Je vous propose donc de vous laisser porter à 4 km/h de moyenne le long de la Via Appia antica, de la via Popilia et de la via Normanna (ou chemin normand)
Mais avant de démarrer ce récit, je vous dois une réponse à cette question : comment un sédentaire, guère plus sportif que la moyenne inférieure de la population, citadin parisien jusqu’au bout des ongles et plus complètement jeune, se retrouve un jour seul avec 10 kilos sur le dos sur des chemins si peu fréquentés du sud de l’Italie ?
Et bien c’est tout simple : je suis l’incarnation même de l’idée que la lecture d’un livre peut vous faire changer de vie. Ce livre c’est « Appia » de Paolo Rumiz (éditions Arthaud disponible chez Folio également)
Il m’a été offert pour Noël 2022 par ma fille aînée qui connaît mieux que personne mon tropisme pour l’Italie, compte tenu des très nombreux voyages que nous avons fait en famille ensemble chaque année pendant plus de dix ans dans ce pays. Pays qui incarne, selon moi, le mieux le génie humain depuis plus de deux millénaires.
Mais elle ne pouvait suspecter le torrent d’émotions, d’enthousiasme et de surprise que celui-ci allait susciter chez moi. Pour le comprendre, il faut outre le lire bien sûr, vous donner quelques éléments de contexte :
Paolo Rumiz est un écrivain-voyageur, ou plutôt comme il se définit lui même un « auteur qui écrit avec ses pieds ».
Journaliste-reporter vedette du grand quotidien italien la Repubblica pour lequel il a couvert les guerres de l’ex-Yougoslavie dans les années 1990 et d’Afghanistan début des années 2000, il est l’auteur d’une quinzaine de récits de voyage effectués à pied, à vélo, en bateau, en train, en voiture autour de l’Europe. Il a traversé les Alpes, longé les 6000 km de frontières de l’Arctique à la mer Noire, marché sur les traces d’Hannibal, été d’Istanbul à Trieste à vélo, et fait le tour des abbayes européennes de l’Atlantique aux rives du Danube entre autres.
Et puis un jour, tel Joachim du Bellay, il est rentré chez lui, ou plutôt il s’est dit que son pays méritait autant d’attention que ses voisins, et il a entrepris de suivre la « Regina viarum », la reine des routes : la via Appia antica. Cette route est la première route de l’Occident au sens physique du terme : c’est la première fois que l’homme a installé des blocs de basalte sur un chemin de terre, pour accélérer la circulation des hommes et des marchandises, en 312 avant Jesus Christ. Elle a tout d’abord relié Rome à Capoue au Nord de Naples puis a été rallongée sous le règne de l’empereur Trajan jusqu’à Brindisi pour une distance totale de plus de 700 kilomètres.
Je reviendrai plus tard sur l’histoire de la via Appia antica mais, ce qui est interessant de noter à ce stade, ce sont les motivations de l’écrivain lorsqu’il entame son parcours : il veut constater de visu les désastres de l’intervention humaine sur celle-ci depuis l’Unité italienne et le développement économique, en partant du constat que la via Appia antica était quasiment intacte en 1860 : elle avait traversé 22 siècles quasi sans dommage et a été massacrée en 150 ans.
Ce livre est donc l’occasion d’un réquisitoire contre l’incurie des pouvoirs publics transalpins sous tous les régimes, l’emprise de la corruption locale et nationale, et bien sûr la Mafia.
Il en tire un récit à la fois incroyable de culture, d’évocations historiques, de rencontres, de gastronomie, de colère, de dégoût mais surtout une formidable déclaration d’amour à son pays.
Pour son voyage, il s’est associé avec le plus grand topographe italien, qui aidé des technologies digitales modernes, lui a permis de suivre le tracé antique au plus près, en traversant des forêts, des rivières à gué, de multiples propriétés privées, des hangars et même le plus grand complexe sidérurgique d’Europe…mais aussi être contraint de longer parfois la Nationale 7 italienne, la SS7, la Via appia d’aujourd’hui.
Il nous a donné de cet itinéraire un récit à la puissance d’évocation hors du commun, rempli de rencontres, d’enthousiasmes et d’indignations. Ce livre a été un immense succès de librairie en Italie à sa sortie, en 2016 (on parle, sous réserve d’inventaire, de plus d’un million d’exemplaires vendus).
Devenu un véritable phénomène de société, il a joué le rôle d’un catalyseur pour faire émerger une prise de conscience dans la société italienne jusqu’aux pouvoirs publics nationaux et locaux qui, pour faire oublier les errements du passé, se sont battus pour réussir à faire protéger les derniers tronçons antiques de la via au titre du patrimoine mondial de l’UNESCO en 2024.
C’est donc ce livre dont j’ai entamé la lecture début 2023, dans l’idée au départ d’y trouver matière à mon activité de prestations de services de voyages sur mesure, hors des sentiers battus en Italie, que j’ai lancée au sortir du COVID en 2020.
En réalité une fois le livre refermé, je n’avais plus qu’une idée en tête : moi aussi refaire le trajet de la via « Appia antica » à pied, mais un peu comme on se promet plein de choses à faire un jour…un jour dont l’horizon recule généralement, happés que nous sommes par les contraintes de la vie quotidienne.
Et puis une occasion dans mon emploi du temps s’est présentée beaucoup plus vite que prévu en 2023 et j’ai immédiatement saisi l’occasion de préparer ce défi un peu fou pour quelqu’un qui à l’époque n’avait jamais randonné : Rome-Brindisi à pied, plus de 700 km, en partant mi septembre.
Ne restait plus qu’à se préparer : un peu d’entraînement physique quand même, l’acquisition d’un équipement complet dernier cri ou plutôt aux normes d’aujourd’hui, et surtout un topo complet.
Car en réalité le livre de Rumiz n’est pas totalement exploitable par le randonneur lambda, car son itinéraire emprunte trop de propriétés privées, de franchissement de barbelés compliqués, et de passages sinon dangereux du moins légèrement « aériens ».
Et la via Appia antica ce n’est pas un sentier de grande randonnée balisé ni encore moins le chemin de Saint Jacques de Compostelle : il faut donc impérativement un topo. Sachant que la trace que l’on peut trouver sur différentes applications de randonnées ne correspond pas au tracé réel de l’antique route.
Heureusement un guide de montagne de Lombardie a eu l’excellente idée de partir du livre de Rumiz pour faire un tracé compatible avec une activité de randonneur normal…mais pour vous donner une idée de la popularité de ce tracé, ce guide a été contraint d’éditer à compte d’auteur le volume 2 (Bénévent-Brindisi), l’éditeur du volume 1 (Rome-Bénévent) n’ayant pas rencontré le succès escompté…
Lesté de toute cette préparation, me voici donc en tenue de randonneur à prendre un Paris-Rome un après-midi de septembre 2023 avec un sentiment d’aventure complet et beaucoup d’interrogations : allais-je pouvoir aller au bout, cet itinéraire tiendrait il toutes ces promesses, n’était-ce pas délirant de faire cela tout seul de surcroît par les chaleurs de fin d’été italien, ferai-je des rencontres inattendues sur le chemin ?…
Cette nuit à Rome, précédent le grand départ du mardi 12 septembre, n’allait pas lever ces interrogations …
Mais avant de commencer le récit de mes pérégrinations et surtout de mes découvertes, une brève histoire de la via Appia antica s’impose, histoire de vous mettre l’eau à la bouche.
Construite donc en 312 avant Jesus Christ, elle est l’idée du censeur Appius Claudius Caecus (d’où son nom pour l’éternité )
Son édification préfigure l’autorité naissante de la République romaine en Italie et transforme les manières d’administrer un territoire : il s’agit de raccourcir au plus vite le trajet des légionnaires romains qui doivent soumettre le sud de l’Italie, encore largement sous l’autorité des tribus samnites.
Après avoir conquis tout le Latium au milieu du IV eme siècle avant notre ère, il faut encore pour la République romaine et son illustre censeur, mater les Samnites qui habitent l’Italie centrale et méridionale…le conflit dura deux siècles, j’aurai l’occasion d’y revenir.
Mais en attendant Appius a besoin d’une voie pour conquérir le Sud, et la via Appia sera son bras armé.
C’est donc une route conçue non pas pour relier des villes entre elles mais pour aller le plus vite possible d’un point A à un point B : une seule règle, aller tout droit autant que possible, de Rome à Capoue ; et peu importe les obstacles géographiques…. Et comme à l’époque il n’y a pas de villes sur la route, les romains construisent tous les 10 milles un relais pour changer les chevaux et tous les 20 milles un hébergement pour les hommes, le tout à chaque fois en pleine nature !
Ce n’est que bien plus tard que des villes, profitant de l’axe routier déjà construit, se sont agrégées autour de la via Appia… En attendant, pour le randonneur du 21ème siècle, un peu perdu au milieu de nulle part, une solution s’imposera à lui assez facilement : à chaque hésitation, toujours choisir le chemin qui parait le plus rectiligne, le meilleur moyen de se tromper le moins possible .
Lorsque l’empereur Trajan au Ier siècle après JC, entreprit pour la plus grande gloire de son règne, de faire construire le second tracé de la via Appia, de Capoue à Brindisi en passant par sa capitale de cœur, Bénévent, il opta pour le même choix du rectiligne. Mais ce fut plus compliqué car sur la route un obstacle majeur existait : la montagne .
De fait aujourd’hui sur ce second tracé le randonneur accepte de bon cœur de considérer qu’il marche sur une antique via romaine même si parfois cela lui semble être une pure convention, aucun vestige ne subsistant chaque fois que l’altitude s’élève…en revanche lorsqu’il s’agit de traverser une rivière ou un torrent en fond de vallée, le passage sur l’autre rive se fait systématiquement sur un pont romain… de quoi se replonger dans le passé .
Si Trajan avait voulu ce second tracé, c’était pour permettre aux légionnaires de se diriger plus vite à pied depuis Rome vers Brindisi, le principal port de l’empire sur l’Adriatique, pour s‘embarquer sur les navires vers l’Egypte, l’Asie mineure et les différentes colonies romaines en Méditerranée du sud.
Mais le tracé Brindisi-Rome avait également toute son importance, car Brindisi était le port d’entrée de toutes les richesses qui arrivaient du Proche et du Moyen-Orient, sans parler de Byzance… et qui devaient être acheminées le plus vite possible à Rome.
Dès sa conception, le cahier des charges de la via Appia précisa donc aux ingénieurs en charge de sa construction que ce tracé devait permettre à deux chars de se croiser sur la route…et, deux millénaires plus tard, je peux vous confirmer que ce cahier des charges a été respecté. En effet à plusieurs endroits de la via Appia, le basalte a gardé la trace des chars qui lui ont roulé dessus. Un peu comme des traces de ski de fond dans la neige, on voit très bien les deux voies sur la pierre . Sans doute l’une des choses les plus étonnantes et émouvantes de cette randonnée : en pleine nature, au milieu de la diagonale du vide italienne, vous marchez au milieu de nulle part sur des traces de chars romains .