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Incroyable triptyque de la Vierge à l’enfant de Roger Van der Weyden dans l’église de Polizzi Generosa
NEUVIÈME PARTIE : LA VIA NORMANNA DE CACCAMO À SPERLINGA
Caccamo était le fief au XIIème siècle de Mathieu Bonnel, chancelier du roi normand Guillaume Ier dit le « Mauvais », quatrième fils de Roger II, en opposition à son fils Guillaume II, dit le « Bon ».
Ce château a conservé toute son architecture d’origine : remparts, salle d’armes, donjon, salle de garde, cuisines et cellules de prison où on voit encore les chaines qui retenaient les prisonniers et les graffitis de ceux-ci, généralement soumis à une mort certaine.
Le sort de Mathieu Bonnel fut d’ailleurs tragique : ayant trahi son roi en faisant partie d’un complot destiné à le renverser, il fut confondu. On lui creva les yeux et on le jeta aux oubliettes du palais royal de Palerme. Plus personne n’entendit littéralement plus jamais parler de lui. Quelle ironie de l’histoire avec son sublime château qui a traversé 9 siècles.
Le lendemain était le dimanche des Rameaux, l’occasion pour moi d’assister au défilé de la population dans la rue vers la cathédrale. Là encore une scène toute droit sortie d’un film de années 1950, entre roulements de tambours orchestrés par des jeunes déguisés en costume Renaissance et un jeune enfant de chœur tout de blanc vêtu, juché sur un âne en tête du cortège dont la bride était tenue par le prêtre en grande tenue.
L’itinéraire reprenait ensuite par une nouvelle ascension en pleine nature avec vue imprenable sur les Madonies, avant de redescendre vers le monastère abandonné, en pleine campagne de San Nicola di Nimori.
Ouvert aux quatre vents, sans aucune protection, il menace clairement ruine, travaillé par la végétation qui l’envahit. Et à l’horizon personne.
Puis le chemin descend beaucoup plus abruptement vers le fond d’une vallée. Au fur et à mesure qu’il se rapproche du torrent, des vergers apparaissent puis envahissent tout le champ visuel : à perte de vue les champs d’orangers et de citronniers dont les branches ploient sous le poids des fruits mûrs. Contrairement à d’autres parties de la Sicile, aucune exploitation sous serre, ce qui est plutôt rassurant. Et pour le piéton la possibilité d’avoir juste à tendre la main pour goûter à des fruits sortis tout droit du pays de cocagne.
La rivière se traverse facilement à gué et le reste de l’étape est on ne peut plus simple : 4 kilomètres rectilignes à 10-12% de pente moyenne avec le village de Montemaggiore Belsito en ligne de mire. Une ascension typique du chemin normand, complètement à découvert, sans aucune ombre. La clé est de trouver son rythme et de ne jamais s’arrêter pour lisser son effort.
Le lendemain nouvelle ascension sportive jusqu’à un très beau col dominant toutes les Madonies, puis descente pénible sur un sentier peu praticable en raison des empreintes laissées par le bétail, dont le poids des bovins forme des trous : l’attention requise pour bien placer ses pieds est maximale. Le tout dans un paysage de blés en herbe, donnant à la nature une couleur verte ou plutôt des nuances de vert très intenses
Le temps d’en profiter s’égrène jusqu’au nouveau pont à traverser en fond de vallée, un pont antédiluvien à défaut d’être normand… et toujours pas âme qui vive depuis le matin.
En face, 400 mètres plus haut, au sommet d’un éperon, l’un des plus beaux villages d’Italie : Sclafani Bagni, le village médiéval sicilien par nature, accessible soit par une voie directissime comme dirait les alpinistes, soit par une petite route. La première option me parut franchement dangereuse en raison du manque total d’entretien du sentier et je choisis donc la seconde. Ce qui me permit de passer devant ce qui fit autrefois la célébrité de ce village : sa source naturelle d’eau chaude à 37 degrés qui forme une piscine naturelle dans laquelle trois ou quatre personnes peuvent se glisser aisément.
Une heure plus tard j’étais au sommet du village, au pied des ruines du donjon normand abritant un … relais télécom ultra moderne : dix siècles séparent les deux installations, l’occasion de faire une photo pleine de contraste. Mais surtout de profiter de la vue avant de changer une nouvelle fois de vallée, en descendant vers Caltavuturo.
Descendre est d’ailleurs un grand mot, car bien que la ville semble à portée de main, la perspective écrase la réalité physique : l’étape se termine par une montée certes courte mais incroyablement raide pour accéder au centre de Caltavuturo, construite presque totalement en pente.
Il faut ensuite, le lendemain, continuer l’ascension par un sentier moins raide que la veille jusqu’au col suivant. Même en cas de doute sur le chemin, les éoliennes donnent le chemin à suivre jusqu’en haut du col. Le parcours fait entamer ensuite une magnifique descente au travers d’une zone préservée ; avec un habitat traditionnel sicilien reconstitué, avec, en point de mire, le viaduc de l’autoroute Palerme-Catane.
Le sentier passe en effet dessous et le silence qui accompagne sans interruption le randonneur est brièvement interrompu par le fracas des poids lourds qui passent au dessus de sa tête.
Une fois sorti de ce passage, une nouvelle ascension particulièrement raide à nouveau m’attendait, jusque Polizzi Generosa, à nouveau placé sur un piton. Les fleurs multicolores qui envahissaient le sentier n’arrivaient pas à me distraire de l’effort physique en plein soleil : les 23/24 degrés du mois d’avril paraissaient beaucoup plus, sous mon chapeau anti-insolation.
Une seule halte avant d’arriver à l’étape, à l’ermitage de San Gandolfo, lui aussi fermé comme son cousin de San Felice, mais l’occasion de visiter son cimetière bien entretenu.
La fin de l’ascension de Polizzi Generosa, bourgade également classée parmi les plus belles d’Italie se fait par un chemin pavé interdit aux véhicules… tellement il est raide. A la sortie de celui-ci, une ancienne commanderie de Templiers du XIIème siècle est installée à l’entrée du village. Les Templiers étaient en opposition complète avec Frédéric II car il avait osé mener la croisade malgré son excommunication. Tous leurs biens furent donc confisqués par l’empereur à son retour de Jérusalem.
Le nom de Polizzi Generosa provient de deux éléments superposés : « Polizzi » comme dérivé du grec « polis » attestant de l’ancienneté de sa fondation et « Generosa » épithète attribué par Frédéric II lui-même à la suite de l’accueil triomphal qu’il reçut de ses habitants lors de sa visite en 1234. On raconte que depuis 8 siècles les habitants du village entretiennent toujours une tradition d’hospitalité et de générosité à l’égard des visiteurs.
Aujourd’hui Polizzi Generosa est un magnifique village médiéval particulièrement bien entretenu qui a la chance de bénéficier d’un mécène de choix : Domenico Dolce de Dolce et Gabbana dont c’est le village natal. Il participe à la sauvegarde du patrimoine, notamment religieux, quitte à rhabiller quelques statues traditionnelles de la Vierge dans son style « légèrement » show-off. Effet saisissant garanti !
Mais le vrai trésor de Polizzi Generosa est ailleurs : dans une chapelle de l’église principale, derrière une grille dont il faut demander l’ouverture, un incroyable triptyque de Roger van der Weyden, le maître absolu de la peinture flamande du XVème siècle.
Ce triptyque de la Vierge à l’enfant est non seulement incroyable de beauté et de poésie, et bien sûr une leçon d’apprentissage des symboles cachés dans la peinture comme il était de coutume à l’époque. Le trouver là, au milieu de la Sicile, alors que les plus grands musées du monde se battraient pour disposer d’un tel chef d’œuvre, rend la majesté des trois panneaux encore plus impressionnante. Luxe ultime, l’église vous propose d‘écouter un enregistrement de la musique issue de la partition que l’un des anges tient dans la main.
La question qui se pose ensuite est : comment un tableau aussi précieux a pu arriver là ? L’histoire ou plutôt la légende est la suivante : commandé par une haute personnalité sicilienne à l’artiste, dont la renommée dépassait largement la Flandre, le bateau à bord duquel le tableau se trouvait, fit naufrage dans la rade de Cefalu. L’armateur du bateau, pour se repentir d’un tel désastre alors que le tableau avait été sauvé mais son navire coulé, décida d’offrir le triptyque à l’homme d’église le plus pauvre qui se présenterait sous 48 heures. Les ecclésiastiques de tout poil de la région se présentèrent mais au dernier moment un frère mineur du monastère de Polizzi Generosa se présenta et emporta la mise.
Le triptyque orna la chapelle du couvent mineur jusqu’à 1690, date à laquelle le prêtre de la chiesa madre de Polizzi exigea que le tableau soit transféré dans son église afin que tous les fidèles du village puissent en profiter. Il n’en a pas bougé depuis…
L’étape du lendemain est l’occasion de traverser de nouveaux villages classés parmi les plus beaux d’Italie, après une nouvelle montée à un col.
Du haut de celui-ci, une vue imprenable sur deux villages jumeaux : Petralia Sottana et Petralia Soprana que l’on atteint par une belle descente à travers des propriétés particulièrement bien entretenues.
Comme leur nom l’indique ces deux villages sont situés l’un en dessous de l’autre et séparé par une ascension de 30 minutes à pied.
Les deux méritent largement leur classement mais sont très différents l’un de l’autre : autant le premier reflète une architecture du Moyen-Age tardif avec des monuments imposants, autant Petralia Soprana est purement normande. Églises d’origine romanes, ruelles couvertes de pavés luisants, arcs de plein cintre reliant les habitations entre elles…un lieu rêvé pour les producteurs de cinéma et de télévision qui ne se privent pas d’y venir tourner très souvent. Ces deux villages sont célèbres dans toute l’Italie, un peu comme Collonges La Rouge ou Saint Guilhem le Désert en France.
Ma préférence va néanmoins à Petralia Soprana, car elle abrite cette église normande la mieux conservée de Sicile sur une grande place avec vue sur la nature environnante. Elle ne déparerait pas dans un village du Cotentin.
Et se perdre dans ce village fut un immense plaisir pour y découvrir les recoins, les maisons construites sur des niveaux différents, les placettes, et les bâtiments publics d’aujourd’hui, tous d’époque.
Je repartis à regret pour affronter de surcroît l’une des pires montées du parcours : deux heures dans un sentier raide et boueux qui n’en finissait pas, après avoir traversé un pont moderne pour une fois desservant le parking d’une cimenterie d’où les ouvriers furent stupéfaits de me voir arriver et… repartir par un chemin dont ils ignoraient l’existence.
Je fus récompensé par la vue en haut du col : au loin Gangi. Il me fallut deux heures supplémentaires pour descendre avant de me retrouver au pied du village. Littéralement au pied, car Gangi est la ville la plus verticale qu’il m’ait été donné l’occasion de voir : c’est tout bonnement stupéfiant.
Le chemin piéton d’accès doit avoisiner les 20% de pente en ligne directe si ce n’est plus… j’ai donc préféré prendre la petite route pour les voitures qui doit bien faire six lacets avant d’arriver à une rampe d’au moins 10% encore. En bref, entre la première habitation du bas et et mon arrivée au gîte réservé tout en haut de la ville, il me fallut 45 minutes d’ascension alors qu’à vol d’oiseau il y avait moins d’un kilomètre.
Compte tenu de cette spécificité et sans même parler de son architecture, sur laquelle je reviendrai plus loin, Gangi n’a pas été classé parmi les plus beaux villages d’Italie, il a simplement été élu PLUS BEAU village d’Italie par les téléspectateurs de la RAI lors d’une émission restée célèbre. Il faut dire qu’il a tout pour plaire : sa construction verticale donc, qui fait qu’on marche beaucoup moins dans la rue qu’on ne grimpe ou descend des escaliers, ses monuments : la cathédrale normande bien sûr, la tour de l’Horloge du XIVème siècle mitoyenne à celle-ci, les palais du XVIIème et XVIIIème siècle qui peuplent toute la ville haute et, tout au sommet, le château, très austère et encore propriété privée. Déçu de ne pouvoir y accéder, j’avisais que la grille du parc du château était mal fermée. Je la poussais pour accéder à la terrasse et ne fut pas déçu. De cette terrasse installée sur un à-pic d’au moins 150 mètres donne une vue incroyable sur tous les environs. Dans un paysage vert printemps, dominé par l’Etna, qui allait m’accompagner une semaine entière. Installé sur ce piton, ce château était imprenable.
Mais Gangi reste célèbre pour une histoire beaucoup plus récente : en 1926 un préfet nommé par Mussolini voulut éradiquer la mafia locale d’une main de fer. Il mit tout simplement la ville en état de siège, en bloquant toutes les issues, ce qui n’était pas très dur compte tenu de son urbanisme hors du commun. Aucune marchandise ne rentrait et sortait, les portes des mafieux présumés furent marquées d’une croix blanche et plus de quatre cents d’entre eux furent arrêtés.
Mais la population affamée ne plia pas et lorsque le siège fut levé, 300 mafieux qui avaient survécu principalement cachés sous le charbon dans les caves, furent immédiatement exfiltrés grâce aux nombreuses complicités locales, et mis sur le premier bateau en partance pour les États-Unis. On raconte que l’expansion très rapide de la Mafia en Amérique à la fin des années 1920 n’est pas étrangère à cet exil massif et forcé des jeunes mafieux siciliens de Gangi.
Toujours est il que Gangi ne se remit jamais vraiment de cet épisode et que la ville fut victime d’une réputation détestable qui conduisit à son dépeuplement rapide. C’est donc là que les pouvoirs publics italiens ont testé en premier leur politique de maison à 1 euro pour faire revenir dans le centre ville des habitants qui ont du mal à se loger à des prix décents dans le reste de la Péninsule.
L’étape du lendemain commençait forcément par une descente abrupte avant d’obliquer vers la droite pour sortir du cirque formé par les collines autour de Gangi. Une jolie montée à nouveau avant d’aborder 10 kilomètres sur un chemin pastoral reliant des fermes les unes aux autres et permettant au bétail de circuler. Plus de bruits d’animaux et d’aboiements de chien notamment que de présence humaine. Au bout de cette dizaine de kilomètres l’impasse, en pleine cour de ferme.
Et pour la première fois depuis le départ de Palerme, la signalisation de l’itinéraire manquait et comme la loi de l’emmerdement maximum frappe toujours le randonneur à un moment ou un autre, un orage aussi subit que violent se déclencha : me voici perdu, sans aucun abri et en tee shirt à devoir affronter tous ces éléments contraires.
Outre l’équipement de pluie attrapé prestement au fond du sac ainsi que la protection de pluie de celui-ci installé il me fallut prendre des paris et longer en montée une clôture en pataugeant dans la végétation détrempée principalement composée de chardons : mes mollets s’en souviennent encore.
Au bout de 45 minutes de ce régime sous la pluie glacée à éviter les trous et et à me fier à l’idée qu’au bout de cette clôture il y aurait un chemin en direction de ma prochaine étape compte tenu de mon orientation, je fus récompensé : l’orage s’arrêta aussi vite qu’il avait commencé et au milieu de nulle part littéralement, un pylône électrique surgit, portant le fameux pèlerin peint au pochoir vert. Je ne m’étais pas trop trompé et il me fallut encore 15 minutes pour arriver au chemin.
Ce chemin assez peu rectiligne pour une fois et très large avait clairement dû être très passant autrefois : des pavés apparaissaient de loin en loin, ainsi que quelques bornes à proximité de vieilles maisons souvent abandonnées. Il me permit de déboucher dans le village de Sperlinga, sans surprise également classé parmi les plus beaux d’Italie.