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Sur cette via, la signalétique est en latin pour nous dire de Capoue à Reggio de Calabre
SEPTIÈME PARTIE : LA VIA POPILIA
Tous ceux qui ont eu le courage et la gentillesse de me lire jusqu’ici pour profiter de mon récit, de mon parcours à pied sur la via Appia antica et ses 700 kilomètres entre Rome et Brindisi, savent combien cette expérience m’a à la fois marqué et enthousiasmé.
De retour à Paris je n’avais donc qu’une seule idée : repartir. Pour cela il fallait planifier un voyage en tenant compte de plusieurs contraintes ; au-delà même de celles qui sont personnelles.
La première consistait bien sûr à ne pas tenter de répliquer la randonnée précédente : c’était la déception assurée. La deuxième c’est que ma très grande connaissance de l’Italie m’interdisait de faire les randonnées les plus connues comme la via Francigene. L’effet de surprise des lieux traversés aurait été quasi nul. La troisième était de combiner emploi du temps et météo car en réalité les périodes novembre-mars et juillet-aout doivent être exclues, pour des raisons évidentes.
Muni de ces contraintes et d’une carte d’Italie spécialisée, je me focalisais sur des régions moins habitées et plus authentiques pour tenter de trouver un parcours qui corresponde à ces contraintes. Le tout, bien sûr, toujours dans une perspective historique.
Puis j’eus en mémoire le fameux livre de Carlo Levi, « Le Christ s’est arrêté à Eboli » qui m’avait tant marqué lorsque je l’avais lu. Cette description de l’arriération de l’Italie du sud avant-guerre m’avait stupéfait. Et je m’étais toujours dit que j’irais un jour dans cette région. En cherchant sur une carte, Grassano, lieu principal du récit, ne comportait aucun chemin historique à proximité.
En revanche à Eboli passait l’ancienne via Popilia ou via Annia selon les appellations, qui reliait Capoue à Reggio de Calabre, à la pointe ultime de la péninsule.
Construite à partir de 132 avant notre ère, le motif de sa construction était le même que pour la via Appia : pouvoir transférer au plus vite les légionnaires au sud de l’Italie depuis Rome. Sur le tronçon Rome-Capoue les légionnaires empruntaient bien évidemment la via Appia avant de bifurquer sur la via Popilia, dans cette ville.
J’avais donc trouvé ma nouvelle destination !
Mais je décidais de ne pas démarrer la randonnée à Capoue car les premières étapes auraient consisté à traverser la conurbation de Naples, ce qui ne présentait strictement aucun intérêt, sauf à vouloir respirer des gaz d’échappement.
Je décidais de partir justement d’Eboli, un peu au sud de Salerne, pour un voyage très différent du précédent, au travers de la Campanie du sud et de la Calabre.
Cette fois-ci très peu de ruines romaines ou de zones archéologiques à découvrir mais la traversée successive de deux parcs naturels nationaux de première importance quasi mitoyens : le parc naturel du Cilento et le parc naturel du Pollino.
Ces deux parcs, outre l’aspect particulièrement séduisant qu’ils proposent (avec notamment forêts, lacs, défilés…et très peu de monde !), présentent de surcroit la particularité de comporter un taux très important d’espèces endémiques, faune comme flore. Ils connaissent aujourd’hui un développement important de leur fréquentation grâce au tourisme à vélo électrique, qui met désormais à la portée du plus grand nombre les espaces naturels plutôt difficiles d’accès jusque-là. J’aurais l’occasion d’y revenir plus tard dans mon récit.
En attendant me voici débarquant à Eboli un soir de début juin 2024 pour attaquer cette voie Popilia à pied. Et quelle ne fut pas ma déception de découvrir Eboli : la ville n’a strictement aucune espèce d’intérêt ou charme.
Pas de centre historique digne de ce nom, l’ancienne ville ayant du probablement être rasée au profit de la nouvelle, une succession d’habitations des années 1920 à nos jours sans continuité architecturale, une intense circulation automobile…Juste à sauver, et c’est quand même le minimum en Italie, un glacier extraordinaire sur la place principale de la ville.
C’est donc sans regret aucun que je quittais cette bourgade le lendemain matin dans ma tenue de randonneur désormais aguerri, direction plein sud.
Pour cette première journée, pas de petits chemins, mais des petites routes de campagne sans aucun risque de circulation : je comptais rapidement moins d’un véhicule à l’heure. Et de temps à autre quelques petits raccourcis sur des sentiers en pleine nature, et tout de suite, une première impression : cette Campanie du sud, plus proche de la mer était bien plus riche celle que j’avais traversée l’année précédente, plus à l’Est.
Villas très bien entretenues, jolis jardins bien travaillés, vergers exploités au cordeau, bref une forme de pays de cocagne avant de rentrer dans le parc du Cilento.
Tout cela aurait été paradisiaque, si la deuxième moitié de l’après-midi n’avait pas consisté en grimper plus de 600 mètres de dénivelé positif sans aucune interruption, en plein soleil : comme journée d’échauffement, j’aurais pu rêver mieux …
Mais l’effort en valait la chandelle, en haut de cette côte interminable je devais découvrir Sicigliano degli Alburni, très joli petit village tout à fait authentique celui-là, intégralement construit en enfilade et dominé par…un superbe château très bien conservé, là encore de Frédéric II.
Les jours suivants, je retrouvais pour une grande partie de journées, ces fameux petits chemins qui font le sel du randonneur, mais aussi ces grandes descentes et ces non moins grandes montées, dans ces paysages idylliques de champs d’oliviers bien rangés.
J’avais néanmoins il faut l’avouer, la tête un peu ailleurs, après l’annonce choc de la dissolution de l’Assemblée Nationale par le Président de la République – que j’appris dans un gîte en pleine campagne. Comme l’année précédente, lorsque j’arrivais sur place il y avait une fête familiale à laquelle je fus convié : entre deux parts de gâteau de fiançailles, mon téléphone ne cessa de vibrer…
Je profitais néanmoins de ces journées calmes dans le silence de la campagne de fin de printemps pour découvrir ces villages, plus magnifiques les uns que les autres et dont, pourtant, je n’avais jamais entendu parler. L’un d’entre eux en particulier retint toute mon attention : Atena Lucana, situé comme son nom l’indique dans l’ancienne Lucanie.
Comme tout village médiéval qui se respecte en Italie du Sud, il est situé sur un éperon rocheux qui domine de manière impressionnante la vallée en dessous. Comme souvent, il est également construit en oignon avec les ruelles qui s’enroulent en grimpant vers son sommet où, bien sûr l’église, mère de tous les pouvoirs, domine les habitations depuis sa place.
Bien sûr avec cette structure urbaine, le néophyte ne cesse de se perdre pour son plus grand plaisir : il découvre les ruelles, les voûtes, les impasses, les escaliers à la volée qui relient certaines habitations entre elles…et les ruines du vieux château totalement à l’abandon, envahies de ronces et d’orties rendant son accès même pas protégé, en réalité impraticable.
Village médiéval, Atena Lucana était sans nul doute néanmoins sur le tracé de la via Popilia. En témoignent, en plein village, des stèles romaines aux inscriptions explicites, incrustées dans les façades ainsi qu’à deux angles de rue des bornes milliaires ; auxquelles personne ne prête attention. Elles sont pourtant beaucoup plus âgées que les bornes Michelin de nos routes…
Le lendemain, après une grande descente dans la plaine, la via Annia/Popilia rejoignait le centre-ville de Sala Consilina pour se fondre dans la rue principale de cette agglomération sans grand intérêt, en dehors du fait que le caractère absolument rectiligne de la route ne pouvait cacher sa romanité ; selon mes réflexes bien intégrés depuis l’année précédente. Et d’ailleurs cette rue portait bien le nom de la voie, pour ceux qui n’auraient pas capté.
Mais la sortie de Sala Consilina réservait une incroyable surprise. Après un embranchement vers un sentier parfaitement aménagé, qui avait succédé à la route après son virage à droite : le baptistère paléo-chrétien de San Giovanni in Fonte. Posé au milieu d’un jardin public, aménagé en aire de pique-nique pour les promeneurs, il trône, quasi intact, à part le toit en tôle. Il date pourtant de …308 après JC, et les historiens s’accordent pour dire que c’est probablement le plus ancien baptistère de l’Occident connu. C’est le seul héritage connu du Pape Marcel Ier.
Mais le plus séduisant c’est qu’à la suite d’une intervention d’ingénieurs hydrauliques en 1987, le circuit de l’eau courante a été rétabli comme il devait être à l’origine : à l’intérieur du baptistère nul pavement, mais le parcours aquatique reconstitué du catéchumène, jusqu’à l’immersion debout totale comme il était d’usage à l’époque. Et comme tous les conduits ont été nettoyés, l’eau est parfaitement transparente.
Il y a longtemps que le bâtiment n’est plus consacré, aujourd’hui propriété du FAI, la fondation privée italienne à but non lucratif et sans équivalent en France, qui œuvre pour protéger et sauvegarder le patrimoine artistique, culturel et historique du pays. Mais il est en tout cas, en plus d’être ouvert aux quatre vents, quasiment opérationnel s’il devait retrouver sa vocation première.
Au bout de 45 minutes de marche supplémentaires, autre surprise : la chartreuse de Padula.
Classée au patrimoine mondial de l’Unesco, cette chartreuse est le centre monastique le plus important d’Italie juste après la sublime chartreuse de Pavie, beaucoup plus au nord, près de Milan.
Si elle n’a pas le charme complet de sa cousine lombarde, cette chartreuse de Padula en a son incroyable ampleur : 51 000 mètres carrés ! Le cloitre principal en faisant 12 000 à lui seul. C’est un dédale dont la fondation remonte au tout début du 14ème siècle. Elle atteindra son heure de gloire au 17ème et 18ème siècle mais, en 1807, les ordres religieux sont abolis lors de la domination napoléonienne. Les moines reviennent pour peu de temps après la chute de la Maison Murat qui régnait sur Naples, avant de l’abandonner à nouveau en 1866. Elle devint hôpital, prison, camp de prisonniers et d’autres choses avant d’être réhabilitée dans le courant des années 1980. Elle abrite aujourd’hui un musée archéologique d’importance et l’observatoire européen du paysage.
Il n’en reste pas moins que la présence d’un tel ensemble architectural, aussi monumental, dans une toute petite ville, véritablement au milieu de nulle part, parait totalement incongrue.
Côté culture et histoire, la journée était terminée. Côté sportif, elle ne faisait que commencer…me restait en effet à remonter, et plus encore, ce que j’avais descendu la veille : les indications n’étant pas claires et le parcours le plus simple et a priori le chemin historique passant désormais par une carrière de pierres en pleine activité infranchissable, je me résolus à prendre un chemin forestier qui avait pour particularité de grimper tout droit pendant 600 mètres de dénivelé. Lorsqu’au bout de deux heures, je débouchais sur le plateau incroyablement sauvage ou je trouvais le gîte rural qui allait m’héberger pour la nuit, ce fut avec soulagement.
Voyant mon état d’épuisement avancé, mon hôtesse eut la gentillesse de me préparer un repas qu’on eut dit pour quatre, mais je ne crois pas en avoir laissé une miette.
J’étais donc arrivé la veille sur un plateau de moyenne montagne qu’on dit karstique. Ces plateaux que l’on trouve dans plusieurs régions d’Italie et notamment dans les Dolomites et en Ombrie (le fameux parc des Monts Sibillins, le paradis européen du parapente) ont la particularité, en raison d’une roche calcaire spécifique, d’être totalement plats. C’est toujours spectaculaire de trouver ces lieux enserrés par des collines sur 360 degrés.
Le lendemain la traversée nord-sud de ce plateau m’attendait bien évidemment. Dans la lumière du matin, je garde les souvenirs des seuls êtres vivants que j’allais croiser pendant des heures : des chevaux dans des champs de coquelicots. Au bout de deux heures il fallut sortir du plateau par une ascension plutôt rapide, avant d’arriver à un col une bonne heure plus tard par une route à peine carrossable. Et à ma grande surprise je croisais à cet endroit un véhicule un peu spécial : une voiture Google équipée d’une caméra à 360 degrés pour mettre à jour Google Maps. Alors que je n’avais vu personne depuis près de quatre heures, dans cette région oubliée d’Italie, j’étais ramené brusquement à la réalité du 21ème siècle. Je trouvais le contraste amusant.
Une immense descente accidentée me conduisit vers le chemin qui menait à Lagonegro, j’arrivais donc à nouveau en Basilicate. Construite sur une colline, cette petite ville médiévale est dominée par sa cathédrale juchée sur un promontoire, l’effet est impressionnant. Mon hôte, à qui j’expliquais mon itinéraire, me fit part d’une innovation récente et formidable au profit des randonneurs et des cyclistes (électriques ou non) : les anciennes voies ferrées désaffectées depuis tant d’années avaient été intégralement réhabilitées par la Région Basilicate au nom du développement du tourisme local, notamment cycliste : tout le ballast et la voie unique avaient été retirés et remplacés par un léger goudron, les très nombreux ouvrages d’art ( ponts et tunnels notamment) réhabilités.
J’allais pouvoir me rendre à ma prochaine étape, Castellucio Superiore, non seulement sans aucun risque de me tromper, sans croiser une voiture par nature, mais surtout en profitant d’une expérience extraordinaire : traverser un parc naturel dans le silence d’une ancienne voie ferrée, à cheminer sur des ponts métalliques surplombant quelques à-pics fort sympathiques, des tunnels parfois courts, parfois beaucoup plus longs (lampe frontale obligatoire), loin de tout.
De temps à autres, des gares désaffectées elles aussi…et bien sûr un peu plus de monde, essentiellement des cyclistes s’en donnant à cœur joie sur un tel terrain de jeu, sublime et sans aucun danger. Je me pris à rêver que quelques régions méridionales françaises aient la même idée. Et c’est bien sûr à regret qu’à l’ancien passage à niveau de Castellucio superiore je quittais ce tracé enchanteur.
Le lendemain je ne le repris pas car le tracé de la via Popilia était beaucoup plus direct que l’ancienne voie de chemin de fer. Il descendait en ligne droite dans la vallée avant de remonter de la même manière rectiligne en face.
Il était écrit que l’entrée dans le parc naturel du Pollino serait sportive, et je n’ai pas été déçu : 800 mètres de dénivelé pour descendre de Castellucio superiore jusque dans la vallée, 1100 pour remonter jusqu’au sanctuaire de la « cappella della carmine » au sommet d’un col marqué clairement d’une intense dévotion si l’on en croit les multiples références religieuses présentes, à laquelle les nombreux pratiquants de VTT qu’on y croise prêtent une attention modérée…
Ce col marque l’entrée en Calabre que l’on pénètre par une descente en pente douce, dans un environnement mariant toutes les nuances de vert. Une fois traversée la rivière je retrouvais cette fameuse voie ferrée transformée et les nombreux cyclistes.
Mais à nouveau, le matin suivant, l’itinéraire antique gravissait la montagne de manière rectiligne ou presque plutôt que de suivre la voie ferrée. J’ai un souvenir très précis de ce jour-là car ce matin de juin vers 9h00, il faisait 14 degrés sous un magnifique soleil.
Je passais un premier col très abrupt et je me mis à avoir très chaud ; ce que je m’expliquais par l’intensité de l’effort. Puis un deuxième plus exposé au soleil encore : il était à peine midi et il faisait 32 degrés à l’ombre bien que je fusse 600 mètres plus haut que lors de mon départ. Le temps de descendre vers le fabuleux village de Moreno Calabro, classé parmi les plus beaux d’Italie et il faisait 37 degrés.
Clairement la météo qui m’accompagnait depuis le départ avait changé en quelques heures sans que j’y prête attention : nous étions passés de belles journées de printemps à canicule épouvantable.
Je profitais néanmoins de Moreno Calabro sous ce soleil de plomb pour admirer là encore sa construction en oignon, cette fois dominée par son château normand mais également son église à la toiture en majolique verte et bleue…inutile de préciser que les ruelles étaient vidées de leurs habitants et que tous les négoces étaient fermés. Seule scène totalement atypique : l’église du bas du village accueillait une messe de funérailles et la chaleur rendait insupportable le port des habits de deuils classiques. La foule qui s’engouffrait dans l’église avait l’air aussi débraillée, bien malgré elle, que dans ces comédies italiennes des années 1950 qui ont nourri notre imaginaire.
Je préjugeais néanmoins de mes forces et de retour sur la voie ferrée rénovée entre Moreno Calabro et Castrovillari, j’eus un coup de chaud qui me força à m’arrêter à l’ombre de longues minutes
Au vu des prévisions météo des deux semaines suivantes sur mon parcours (entre 36 et 39 tous les jours) je compris qu’il ne fallait pas tenter le diable et qu’il était plus sage d’interrompre ce parcours à ce stade. La randonnée par ces températures, outre que c’est dangereux, ne procure strictement aucun plaisir.
Cette deuxième aventure pédestre eut donc forcément un goût d’inachevé en raison de son interruption prématurée mais en même temps forgea ma conviction que j’étais prêt pour les aventures plus sportives encore que celles de l’année précédente : j’avais grimpé en 8 jours plus de 5200 mètres de dénivelé soit presque deux fois plus que sur les trois semaines de la via Appia antica. Mais en arrêtant au bout de 9 jours un itinéraire prévu pour en durer 19, je ne pouvais pas encore, à ce moment-là, imaginer la nature exacte du défi de 2025 : vous le découvrirez dans les quatre derniers épisodes de « À pied sur les traces de l’histoire ».