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Le palais épiscopal de Grottaglie
SIXIEME PARTIE : GRAVINA IN PUGLIA-BRINDISI
Le lendemain matin tôt j’assistais à cette autre tradition que nous avons en commun avec les Italiens : le rassemblement sur la place principale des amateurs de cyclisme de tous âges, tous formidablement équipés, pour la sortie dominicale à vélo.
Pour ma part après avoir traversé la ville je retrouvais rapidement mon sentier antique rectiligne en bordure d’habitations creusées dans la pierre en direction d’Altamura
Altamura est une ville située juste en surplomb de la via Appia antica où j’avais prévu de me rendre car elle présente la particularité suivante : il s’agit d’une ville voulue par Frédéric II qu’il fit bâtir au XIIIème siècle, comme on construit des villes nouvelles aujourd’hui. Aucun habitat préexistant ou presque sur ces lieux, c’est chose très rare dans l’Italie méridionale.
Mais avant de pouvoir rentrer dans le cœur de la ville il fallait en traverser les faubourgs et je pus constater de visu pour la première fois un des scandales dénoncés par Rumiz : des habitants avaient désossé le basalte de la route antique pour se l’approprier, qui pour en faire des murets, qui des allées dans son jardin, bref tout simplement hallucinant.
Altmamura vaut le voyage pour son centre historique médiéval très bien conservé et bien sûr sa cathédrale dont l’extérieur roman et son portail si magnifiquement ciselé, dépouillé, contraste avec un décor surchargé du 17ème et 18eme siècle. Mais ce qui frappe le plus le voyageur c’est de voir une ville décorée d’oriflammes d’aigles noirs couronnés sur fond blanc, l’emblème de l’Allemagne traditionnelle, comme si les habitants vouaient encore un culte à leur père fondateur, Frédéric II.
A la sortie d’Altamura impossible de se tromper, la petite route qui tourne à gauche se nomme via Appia antica et s’enfonce à nouveau dans le vide sur plusieurs kilomètres puis s’arrête à l’orée d’une vigne qu’il faut manifestement traverser si on en croit le topo…mais au bout de la vigne, un fossé infranchissable.
J’avais dû me tromper ou bien la situation avait évolué depuis la rédaction du topo. Ne me restait plus qu’à mobiliser mes anciennes connaissances en termes de course d’orientation apprises au 6ÈME bataillon de chasseurs alpins où j’avais effectué mon service militaire, pour tenter de me sortir de ce pétrin. Il fallut bien trouver un moyen de traverser ce fossé, trouver un point de repère en hauteur et tenter des solutions : au bout d’une demie-heure de galère, je trouvais une voie de passage et un sentier qui me ramenait sur un chemin qui à son intersection, en pleine nature, à plus d’un kilomètre de la première habitation comportait un vieux panneau blanc en métal avec l’inscription défraîchie « via Appia antica ». J’allais pouvoir respirer !
J’arrivais à Laterza, non sans avoir croisé sur le chemin un ancien abreuvoir à chevaux romain construit le long de la via Appia, parfaitement intact, et simplement déclassé il y a une cinquantaine d’années lorsque les chevaux de trait ont définitivement disparu des exploitations agricoles. Depuis c’est un monument historique classé comme tel.
Laterza était le premier village tout blanc des Pouilles, cette couleur si caractéristique de cette région, avec un petit centre piétonnier fait d’escaliers débouchant sur des placettes et des ruelles décorées : typiquement un village ou on vit plus dehors que dedans dès que les températures le permettent.
L’étape suivante consistait à descendre de plateau de la Murge en direction de Palagiano. La encore je constatais le long du chemin combien le basalte antique avait été volé pour construire des murets le long des propriétés. Je tombais même sur un tas où, clairement, qui voulait pouvait venir se servir, en pleine nature !
Pour la descente je fis une infidélité au tracé antique qui rejoignait une route assez passante : une application de randonnée me proposa un itinéraire de grande randonnée dans la forêt de chênes liège que je choisis sans aucune hésitation. Enfin un peu d’ombre après en avoir tant manqué !
De manière surprenante le sentier débouchait 500 mètres de dénivelé plus bas dans la cour d’une gigantesque exploitation viticole ou une très jolie maison de maîtres du 18ème siècle, couverte de bougainvillées, trônait, entourée de hangars du plus mauvais goût.
Il me fallut bien une heure supplémentaire pour sortir de l’exploitation compte tenu de sa taille et retrouver l’itinéraire redevenu ce chemin rectiligne, mon référentiel ultime.
Palagiano n’avait pas un centre historique particulièrement original mais je fus frappé -et ce n’était pas la première fois depuis le début de parcours- combien « Fratelli d’Italia » le parti d’extrême droite dont est issue Giorgia Meloni quadrille la vie sociale des ces petites villes. Là encore un local, comme presque ou partout où j’étais passé depuis mon départ de Rome, idéalement placé près de la place centrale, et présenté comme un lieu de socialisation. Des tables dehors, et pour chacune un groupe de retraités masculins exclusivement, qui jouent aux cartes…pas forcément un acte politique en tant que tel mais assurément la capacité pour les militants du parti de faire passer des messages aux habitués dans le cadre des ces moments de convivialité.
L’étape du lendemain je l’attendais avec crainte depuis le départ. Elle conduisait à Tarente ou j’avais déjà été vingt ans plus tôt et ou je rêvais de retourner, mais avant il fallait traverser l’ILVA.
Peu de Français connaissent l’ILVA : c’est pourtant le plus gros complexe sidérurgique européen. Situé dans un endroit paradisiaque au bord de la Méditerranée, c’est aussi l’un des plus gros pollueurs d’Europe. Propriété pendant longtemps d’ArcelorMittal, c’est une usine dépassée technologiquement, et structurellement déficitaire. Arcelor a longtemps souhaité la fermer, la mise aux normes anti-pollution étant impossible et la concurrence chinoise trop forte, mais le gouvernement de Giorgia Meloni l’en a empêché au nom de la préservation des huit mille (!) emplois directs.
En violation absolue des obligations européennes sur les aides d’Etat, la première ministre italienne a d’abord versé un milliard d’euros en subvention d’exploitation, dans le silence gêné de la Commission européenne et malgré un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne exigeant la suspension de l’activité de l’usine qui présente des dangers graves pour l’environnent et la santé humaine. Puis l’usine fut placée sous tutelle par l’Etat italien avant qu’il ne se décide à la vendre, aux dernières nouvelles à l’entreprise Baku Steel sous contrôle azerbaïdjanais, qui « aurait » accepté le principe d’une décarbonation…il y a fort à faire pour sauver cette ville qui abrite un des plus forts taux de cancers infantiles d’Europe.
Avant de traverser cet enfer (les historiens sont clairs, la voie Appia passait par là !) sur plus de 7 kilomètres, je cheminais sur un chemin bordé de jolies maisons plus fleuries les unes que les autres …un retraité me voyant passer de son jardin me félicita : sachant parfaitement que sa maison était sur la via Appia antica. Alors que rien de visible ne le rappelait, il m’en fit l’histoire locale de manière très sympathique.
Puis il fallut passer sous une autoroute et prendre une voie d’accès à l’usine réservée aux poids lourds. Heureusement la voie était large et tous les chauffeurs entrants et sortants me klaxonnaient et me faisaient des signes de la main pour m’encourager : clairement aucun piéton ne passait jamais par là !
Je finis par arriver à l’autre bout, sur le parking immense où se garent les ouvriers. Tellement immense qu’à l’heure ou l’on « débauche », au moment ou je passais, il y a un petit marché de primeurs et de poissons pour ceux qui voudraient faire leurs courses avant de rentrer chez eux.
Puis une fois sorti de ce parking, impressionnante ligne droite vers Tarente, bordée par les vestiges incroyables d’un aqueduc romain, sur plus de douze kilomètres : celui-ci est debout encore à 95% sans que l’on sache expliquer pourquoi à certains moments il s’est rompu.
Tarente c’est en fait trois villes : la première est constituée des faubourgs pauvres et lézardés si communs aux grandes villes italiennes du sud. Puis l’on passe un pont pour atteindre la deuxième située sur une presqu’île : l’ancienne ville grecque, l’une des plus importantes de l’Italie avec Syracuse. Une ancienne métropole hellène aujourd’hui couverte de palais baroques décatis, de ruelles sales mais tellement authentiques, d’escaliers monumentaux, de cours d’immeubles plus belles les unes que les autres et de terrasses impromptues. Et une cathédrale incroyable, syncrétisme de tant de styles : normand, roman, baroque et à l’intérieur un Baptistère chef d’œuvre de l’art arabo-musulman du 12ème siècle, un pavement en mosaïque antique et une chapelle au fond, peut être l’une des plus chargées en décoration que je n’ai jamais vues.
Cette presqu’île divise la mer en deux avec d’un côté « il mare piccolo » sorte de mer intérieure et de l’autre la mer Tyrrhénienne.
Enfin, un nouveau pont dominé par le château aragonais où le père d’Alexandre Dumas, le général Dumas fut longtemps enfermé, après son retour de l’expédition d’Egypte de Bonaparte, par le royaume de Naples alors qu’il avait fait relâche à Tarente pour éviter la tempête.
Sa cellule que j’ai eu la chance de visiter ainsi que ses conditions de détention épouvantables inspirèrent, dit-on, son fils pour raconter celle de l’abbé Faria et d’Edmond Dantès dans le comte de Monte-Cristo.
Et de l’autre côté du pont, la ville nouvelle qui fut construite à partir du début du 20ème siècle, faite de larges avenues en angles droits, d’immeubles de grande taille, de magnifiques jardins publics et de promenades très agréables de long de la mer.
J’avais dès l’origine prévu de passer une journée de repos à Tarente pour une raison bien précise : visiter le MARTA (Museo ARcheologico di Taranto), l’un des musées de la Grèce antique les plus spectaculaires qui soit.
La richesse incroyable de ce musée s’explique par une rencontre : à la fin du 19e siècle, lorsque la ville s’est étendue au-delà de son centre historique situé sur la presqu’île originelle. Un archéologue de génie, Luigi Viola a obtenu, avec le consentement du maire de la ville, la suspension des travaux car ceux-ci se trouvaient sur la plus grande nécropole grecque jamais mise au jour. Sans ces deux personnes les objets du musée seraient aujourd’hui sous terre encore…et perdus à jamais !
Ce trésor comporte des bronzes vieux de 3000 ans, des vases, des statues, un incroyable ensemble statuaire d’Orphée résistant aux sirènes…mais surtout la plus belle, la plus incroyable collection de bijoux grecs en or, d’une finesse et d’une pureté phénoménale. Bref c’est un musée d’importance capitale mais dont la notoriété reste très faible en dehors de l’Italie. Il bénéficie de surcroît d’une muséographie très moderne et agréable qui change de certains musées archéologiques trop souvent poussiéreux.
Le lendemain il me restait trois étapes simplement pour rallier la mer Tyrrhénienne à la mer Adriatique, de Tarente à Brindisi le terme du voyage, 70 kilomètres de plat en ligne quasiment droite. Bien évidemment je sentais poindre avec nostalgie la fin du voyage alors que j’étais bien évidemment avec plus de 600 kilomètres à pied, plus en forme que jamais, et enivré du charme des beautés placées sous mes yeux.
La sortie de Tarente fut plus agréable que son entrée bien que le tracé me fît longer un établissement pénitentiaire de grande taille avant de plonger à nouveau dans les chemins des vignobles : impossible de se tromper, des bornes milliaires romaines bordaient le chemin. Une fois passé Carosino, charmante bourgade, capitale du vignoble local, les habitations disparurent à nouveau : plus un chat à l’horizon alors qu’apparaissaient les premiers champs de citrouille à perte de vue.
Puis véritablement au milieu de nulle part un carrefour en V : le topo m’indiquait que tous les topographes étaient d’accord pour faire de ce banal carrefour le point exact de la fusion entre la via Appia antica et la via Traiana voulue par Trajan pour aller plus vite de Bénévent à Brindisi sans passer par la montagne, quitte à rallonger l’itinéraire de quelques dizaines de kilomètres.
Dans la lumière de fin d’après-midi, dans un silence complet, je regardais longuement ces deux routes vides et sans intérêt particulier, imaginant le tumulte qui devait régner il y a vingt siècles à cet endroit, entre militaires à pied ou à cheval, chars, chariots, carrioles et tous les autres moyens de transport imaginables pour transférer à Rome toutes les richesses débarquées à Brindisi. Bref un grand moment de contemplation.
Je filais ensuite vers Grottaglie en longeant une très jolie villa dont le propriétaire avait très habilement et sans aucune vergogne, fait pousser une haie de manière à avoir le tracé de basalte antique dans son jardin par ailleurs magnifiquement entretenu, plutôt que sur le chemin devant chez lui…
Grottaglie est connue car il s’agit de la capitale de la céramique italienne : beaucoup d’ateliers dans le centre historique exposent leurs créations colorées ce qui donne beaucoup de charme à la ville, par ailleurs constituée d’un labyrinthe de petites ruelles et d’impasses qui débouchent sur un palais épiscopal du XVème siècle et parfaitement conservé.
La ville développe manifestement une politique d’attractivité touristique, ce qui contraste avec le reste des villages précédents : les façades sont ravalées, l’éclairage de nuit est très efficace, les pavés luisent au soleil : un peu une Italie rêvée pour américains néanmoins…
Le chemin vers Oria, dernière étape avant Brindisi fut, le lendemain, autrement plus sportif, au moins dans sa première partie : alors que je suivais religieusement le tracé antique, sans difficulté celui-ci, il déboucha une fois de plus dans la cour d’une exploitation agricole. Au bruit des aboiements des chiens, l’exploitant accourut pour m’expliquer gentiment que la via Appia n’était plus praticable à cet endroit, car il avait tranquillement installé plus d’une centaine de ruches et que je risquais une attaque d’abeilles…
Il me donna des vagues indications de contournement par le maquis plein de chardons et bien évidemment au bout de dix minutes je fus complètement perdu. Me repérant à la boussole en fonction de ma destination, je finis par découvrir un muret particulièrement ancien et juste derrière à ma grande stupéfaction, en plein maquis, des traces de basalte antique avec très distinctement, pour la première fois depuis Rome, les traces des chars laissées dans la pierre tendre… je crus halluciner ! J’avais retrouvé le chemin le plus spectaculaire qui soit.
J’arrivais à Oria de manière plus tranquille, de nouveau après une ligne droite de 12 kilomètres sans croiser âme qui vive si ce n’est des chiens protégeant une ferme dont la via Appia traversait littéralement le corps de bâtiment : ce fut le seul crochet du reste de la journée.
Oria est une remarquable petite ville connue pour sa structure en oignon du bas de la ville vers ses hauteurs en son centre historique qui abrite un inévitable mais magnifique château de Frédéric II très bien conservé au cœur d’un jardin public, et tout en haut de la ville, sur une place qui domine la plaine alentour, une imposante église baroque. Et pour l’édification des masses, une gigantesque statue en bronze de Constantin, le premier empereur à avoir embrassé la foi catholique, ferme la place.
Le lendemain fut donc le dernier jour de ce pari fou. Une journée bien tranquille sans possibilité de se tromper, qui me fit découvrir Mesagne, un très joli village dont les remparts protègent un centre historique de style baroque du meilleur effet.
Puis de Mesagne à Brindisi, normalement le tracé de la via Appia antica rejoint la route moderne. Pour éviter de marcher le long d’une deux fois deux voies pendant quinze kilomètres, l’auteur du topo a inventé une variante beaucoup plus agréable à travers champs qui permet de surcroît de découvrir un lieu hors du commun : la plus grande usine de fabrication de pulpe de tomates au monde !
Une emprise incroyable et bien que nous fussions un dimanche, l’usine tournait à pleine puissance : une noria de poids lourds remplis de cagettes débordant de tomates mûres patientait devant l’usine avant qu’on leur fasse signe de rentrer. Je me fis expliquer que ce lieu fabriquait la pulpe pour absolument toutes les marques, de la plus prestigieuse à la marque de distributeur la plus lambda…je n’étais pas totalement surpris : même pour un premier prix, on trouve de la pulpe de tomates qui a mûri au soleil et non sous serre.
Puis ce fut l’arrivée à Brindisi une fois passée l’inévitable zone d’activité commerciale mais cette fois le McDo n’abritait pas de trace de la route antique …
En revanche l’axe principal sud nord qui traverse tout Brindisi porte bien le nom de via Appia antica. Encore quelques kilomètres, à pied en ville, et j’arrivais au terme de mon voyage. Une fois arrivé sur la place de la cathédrale, puis après être passé sous l’arche derrière le chevet de celle-ci, je débouchais sur la place où la fameuse colonne romaine qui marque le terme officiel de la via Appia domine tout le front de mer.
Je poussais un cri de satisfaction d’avoir mené ce pari un peu fou à son terme, 702 kilomètres à pied très exactement, non seulement sans encombre mais avec la joie d’avoir pu découvrir tant de lieux magiques. Et comme un dernier clin d’œil de l’Histoire je m’aperçus en me retournant que la place abritait également l’ancienne demeure de Virgile…
Et puis comme ce voyage avait fait bien plus que combler mes espérances les plus folles, je savais que je repartirai très vite : on m’avait inoculé le virus de la grande randonnée historique pour le restant de mes jours ! Alors rendez-vous au prochain épisode !