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Le dernier tracé de la via Appia antica mis à jour à Mirabella Aeclano, à peine protégé.
QUATRIEME PARTIE : BÉNÉVENT- LACEDONIA
Autant l’entrée dans Bénévent par le pont des Lépreux directement de la campagne avait quelque chose de magique, autant la sortie de la ville par les immeubles défraîchis voire lézardés des années 1950 avait quelque chose d’un peu triste le lendemain, loin d’un passé glorieux tellement proche.
Au moment de sortir de la ville, je ne savais pas encore que j’allais pénétrer dans une Campanie plus modeste, qui a défaut d’être réellement pauvre, ne respirait pas la richesse agricole que j’avais traversée jusqu’ici.
Un point de détail qui allait cesser d’en devenir un devait désormais m’accompagner jusqu’à la fin du voyage : l’aboiement incessant des chiens au bord des routes ou des chemins. Je devais vite remarquer que dans cette partie de l’Italie, plus l’habitat est modeste plus son propriétaire a de chiens pour le garder…et pour aboyer sur le randonneur inconnu qui passe à proximité et aller au devant de lui s’il peut sortir de son enclos.
Au total ce sont plusieurs centaines de chiens qui auront manifesté leur volonté de me voir déguerpir le plus vite possible et j’ai vite appris à ne manifester aucun intérêt pour leur présence, remède le plus efficace pour faire cesser les aboiements le plus rapidement possible.
La campagne au sud de Bénévent, faite de petites parcelles agricoles me montra un élément auquel j’étais plus préparé en revanche : dans les champs pour les tâches pénibles, plus un homme ou une femme blanche. Les ouvriers agricoles sont exclusivement des immigrés d’Afrique subsaharienne, ayant probablement tous réussi la traversée de la Méditerranée dans les conditions épouvantables que l’on connaît…ils servent de main d’œuvre bon marché à une économie italienne qui manque de bras pour les tâches d’exécution et bien contente de l’afflux de cette immigration clandestine, poussant ainsi Giorgia Meloni à régulariser leur situation (on parle d’un million de régularisations sur la période 2023-2027)
C’est d’ailleurs du bord d’un champ d’haricots verts que je fus apostrophé par un agriculteur blanc surveillant la récolte de ses employés noirs. En quasiment quinze jours de marche il était le premier à savoir pourquoi j’étais là et que son terrain au fond d’un vallon jouxtait la plus ancienne route du monde occidental. Très loquace il fut intarissable sur la prochaine merveille que j’allais rencontrer quelques centaines de mètres plus loin…
En effet, la route toute droite s’arrêta brusquement telle une impasse face à un bosquet masquant une rivière : une fois de plus il fallait traverser la végétation abondante dans des conditions acrobatiques puis enchaîner avec une rivière sans passage à gué satisfaisant…quitte à s’enfoncer dans l’eau jusqu’aux chevilles le risque en valait la chandelle : derrière un ultime massif de bouleaux apparurent les vestiges d’un immense pont romain de plusieurs arches consolidées par des travaux de rénovation.
Construction admirable sous toutes ses coutures, je devais même apprendre que c’est un lieu très connu de la population locale qui vient souvent pique-niquer de ce côté de la rive, voire faire la fête le soir. Tellement connu qu’il figure simplement sous le nom “Ponte Rotto” (pont cassé) sur Google maps.
Puis, après cette découverte, il fallut affronter l’ascension vers le “passo Mirabella” au travers de petits chemins de campagne qui débouchèrent à Mirabella Eclano ou plutôt Mirabella Aeclanum de son nom romanisé après avoir été un important centre commercial samnite.
Cette petite ville de moyenne altitude a la particularité d’héberger une des dernières découvertes archéologiques majeures de l’Antiquité : un village complet datant du IIème siècle après JC a été mis au jour. Il comporte bien sûr une portion de la via Appia antica, des thermes complètes (caldarium, tépidarium et frigidarium), un marché comme à Minturnae, une grande Domus (maison seigneuriale), une nécropole, et même une basilique paléo-chrétienne plus tardive.
Et plus haut une découverte encore plus récente dans un lotissement de maisons modernes : le dernier tracé de la via Appia antica mis au jour, sur une centaine de mètres. Ayant passé manifestement plusieurs siècles sous terre, le basalte originel est devenu blanc. Cette portion en plein village est à peine protégée par des piquets modestes, reliés entre eux par ce plastique orange et blanc que l’on voit partout, rendant le lieu encore plus improbable, d’autant qu’il n’attire manifestement personne, en dehors des maniaques de mon espèce.
Enfin mon attention fut attirée au bord de la route par une maison patricienne qui abordait sur sa façade une inscription romaine : je sonnais et la propriétaire de cette superbe villa intégralement décorée au goût romain imaginé et véhiculé par l’imagerie traditionnelle (un choc, on se serait cru dans un décor de péplum !) me fit visiter le sous-sol : sur 100 mètres carrés, elle aussi avait un bout de tracé de la via Appia antica en basalte blanc dans sa cave ! Elle en était très fière mais je ne pouvais m’empêcher de trouver la situation légèrement saugrenue.
Au départ de ce village le lendemain l’itinéraire affrontait désormais un relief accidenté, pour ne pas dire plus, alors que depuis les Monts Albains de la deuxième étape, les ascensions avaient été peu nombreuses. Désormais allaient se succéder jusque à l’entrée du plateau de la Murge dans le nord des Pouilles, ascensions et descentes à fort dénivelé.
Et, en réalité, la certitude également dans ces conditions que l’itinéraire proposé par le topo relevait plus de la convention, car plus aucune trace de la via Appia antica n’est visible, sauf dans les fonds de vallées ou toutes les traversées de cours d’eau se feront sur de vieux ponts romains, certains très connus et avec du trafic automobile dessus. D’autres un peu oubliés, envahis par la végétation, et fréquentés principalement par les fans de VTT descendant à fond des collines avoisinantes et toujours surpris de voir un randonneur passer par là.
Il s’agissait donc désormais d’atteindre des villages, tous situés en hauteur, selon la tradition historique pour pouvoir mieux se défendre contre les assaillants des périodes troubles qui ont succédé à la fin de l’Empire romain.
Le premier Gesualdo, encore formidablement défendu en apparence par son château médiéval totalement modifié à la Renaissance et qui reste très imposant dans une vision à 360 degrés, dominant toutes les vallées qui entourent le village.
Puis dans l’ascension vers Rocca san Felice, une des plus grandes surprises de de tout ce voyage m’attendait : le sanctuaire de la Méfite, situé en pleine nature.
Ce sanctuaire est en réalité un lac sulfureux qui représente un phénomène géologique rare d’exhalaisons gazeuses dans une terre non volcanique. Impossible de rester au bord de cette zone bouillonnante plus de cinq minutes compte tenu de l’odeur pestilentielle qui en émerge. Odeur dangereuse aussi, pas tellement pour l’homme que pour les animaux à faibles capacités respiratoires (volaille, porcs) que les émanations de soufre peuvent tuer.
Les Irpins, les habitants de la région, avaient transformé ce lieu, depuis au moins le VIIème siècle avant JC, en lieu de culte de leur déesse Méfite.
Ils lui demandaient protection et richesse, …et fertilité ! Fertilité pour leurs champs, leurs animaux et… également leurs femmes. Ils venaient donc en nombre implorer la générosité de Méfite en sacrifiant des animaux à qui il faisaient respirer les exhalaisons de gaz sortant des entrailles de la terre jusqu’à ce que mort s’ensuive. Ce culte était tellement connu qu’il a donné en français l’adjectif méphitique (relatif à une exhalaison malfaisante ou toxique).
Puis tout changea du jour au lendemain : Virgile qui avait visité ce lieu avant d’écrire l’Eneide entre -29 et 19 avant JC, y plaça l’entrée des Enfers dans le chant VII de son œuvre majeure : “est locus italiae medio sub montibus altis, nobilis et fama multis memoris in oris Amsancti ualles (…), hic specus horrendum et saeui spiracula Ditis monstrantur, ruptoque ingens Acheronte uorago pestiferas aperit fauces, quis condita Erinys, inuisim numen, terras caelumque leuabat », Eneide chant VII, vers 563-570 (« Il existe au centre de l’Italie, au pied de hautes montagnes un endroit célèbre dont le renom s’est répandu dans de maintes contrées, c’est la vallée d’Ampsanctus (…), on montre là un antre horrible et les soupiraux du cruel Dis, et dans une faille de l’Achéron, un gouffre énorme laisse voir des gorges pestilentielles, où est allée se cacher l’Erinye, divinité odieuse, soulageant ainsi la terre et le ciel de sa présence. »)
Dès lors le culte de la Méfite fut totalement abandonné, l’endroit devint maudit et retourna à la nature.
Installé sur le promontoire qui domine les bouillonnements sans être victime des mauvaises odeurs, je songeais à la chance incroyable d’être seul dans ce lieu exact où Virgile lui-même, un des plus grands poètes de notre histoire, était venu il y a plus de 2000 ans admirer le même paysage totalement inchangé, sans aucune habitation à l’horizon.
Mais également à sa popularité incroyable de son vivant, pour que, dès la mise en circulation de son œuvre majeure, une tradition ancestrale stoppa net.
Aujourd’hui reste à l’entrée du promontoire une copie en plâtre de la statue de la Méfite dont l’original est dans un musée proche, et qui pourrait bien avoir inspiré Giacometti lorsqu’il se lança dans la sculpture tant la filiation parait évidente. Une balustrade pour protéger le visiteur et deux tables de pique nique en arrière, vides malgré le beau temps de ce dimanche de septembre.
Encore sous le charme indéfinissable du lieu, il ne me restait plus qu’à rejoindre la vallée suivante et monter à l’assaut de Rocca san Felice à 750 mètres d’altitude.
Très beau petit village magnifiquement rénové pour attirer les touristes grâce à des maisons toutes ravalées et un pavement en pierre à l’ancienne pour faire médiéval, il est dominé par les ruines de son château dont subsiste principalement le donjon visible de très loin. Ce château dont les fondations de remontent au IX ème siècle est connu pour la légende qui veut qu’au XIIIème siècle, Marguerite d’Autriche errait les nuits de pleine lune dans les ruines à la recherche de son mari Henri II de Hohenstaufen, emprisonné là par son père, l’empereur du Saint Empire Romain Germanique, Frédéric II de Hohenstaufen. Le personnage de Frédéric II hantera tout le reste du parcours sur cette via Appia antica jusqu’à Brindisi et je reviendrai beaucoup plus longuement sur son épopée plus loin dans mon récit.
Mais aussi incroyable que cela puisse paraitre pour un Français, ce château est en accès totalement libre : barrières de protection, rampes, rambardes mais personne à l’horizon pour en surveiller l’accès.
Une fois redescendu du haut du haut du donjon, il me restait quelques kilomètres pour grimper sur un plateau pour atteindre mon gîte du soir, en pleine nature, et au beau milieu d’une fin de fête de famille, à l’occasion d’une première communion à laquelle j’ai été immédiatement invité ; malgré mon air quelque peu hagard du randonneur marqué par 30 kilomètres à pied et un peu de dénivelé…
Outre l’extrême sens de l’hospitalité de mon hôte je remarquais également que plusieurs mâts portant tous le drapeau du SC Napoli, le club de football de Naples, champion d’Italie en 2023 comme en 2025, étaient dressés autour de la maison, bien qu’étant à 100 kilomètres de la ville.
Je devais vite comprendre qu’au-delà de la fierté du supporter de football, le triomphe du club napolitain dépassait largement le cadre du sport. Il incarnait une forme de revanche du Mezzogiorno contre l’Italie du nord, jugée arrogante et méprisante ; incarnée par les deux clubs de Milan et la Juventus de Turin. Rien à voir avec la rivalité PSG/OM montée de toutes pièces par les médias pour vendre du papier, cette fierté du Sud reprenait la lutte ancestrale qui oppose les deux Italies depuis l’Unité… Jusqu’au fin fond des Pouilles je verrai ces drapeaux bleu ciel du Napoli, accrochés aux maisons ou aux voitures, comme symbole de la résistance à l’ »oppression » du Nord contre le Sud.
La journée suivante devait être l’une des plus vides de tout le parcours. En effet la majorité des 30 kilomètres de l’étape du jour se firent sur ce plateau atteint la veille dont je n’avais pas mesuré le vide absolu.
Vide d’habitants, vide de villages, …mais une forêt d’éoliennes avec, en ce jour de grand vent, le sifflement régulier des pales. Sur ces kilomètres interminables dans ce paysage désolé, je me demandais si les éoliennes avaient été installés là parce qu’il n’y avait plus d’habitants, ou si au contraire elles avaient fait fuir les derniers braves qui habitaient cette lande de terres grises, désormais en jachère pour un moment. En tout état de cause, voire ces maisons intégralement à l’abandon avait quelque chose de réellement poignant, comme un symbole d’un monde perdu.
Puis au bout d’une descente ou seuls quelques rares poids lourds ont croisé ma solitude, un village austère se présenta : Bisaccia, dominé par son château du XIIIème siècle, quasiment sans ouverture sur l’extérieur.
Ce village était le point de départ d’une immense descente au fond d’une vallée, invisible depuis son centre historique, par un petit chemin rectiligne…durant les quatre heures suivantes je ne croiserai personne, absolument personne, en suivant ce sentier le long d’un torrent, bordé d’anciennes propriétés agricoles elles aussi à l’abandon. Sensation incroyable de s’enfoncer toujours plus bas dans ce défilé bordé à son sommet des deux côtés par des éoliennes, comme des gardiens du lieu…et avec la certitude qu’à la sortie, la pente serait très raide puisqu’il y aurait tout à remonter !
Je ne fus pas déçu de ce point de vue là et au bout de deux heures d’effort en grimpant, je croisais à limite de la route et du sentier, un 4×4 de gardes-forestiers qui furent particulièrement surpris de me voir arriver là.
Lacedonia était en vue et pour la première fois depuis le début de l’itinéraire, il n’y avait pas d’hébergement possible dans un village le long de la via Appia antica. Mais il permettait d’admirer, incrustés sur plusieurs façades de la rue principale, des anneaux romains en pierre, dont la fonction était simple : fournir de quoi attacher les chevaux ! Je dus prolonger l’étape de 6 kilomètres à pied supplémentaires pour arriver bien tard dans un gîte ou mon hôtesse me servit un plat de pâtes maison délirant de goût et de fraicheur.