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J’ai une nièce qui est bien de son époque : elle souffre de dyslexie orthographique, elle a un trouble de l’attention et elle a été diagnostiquée haut potentiel intellectuel. Si elle était née dans les années soixante elle aurait été juste curieuse, éveillée, bonne à l’école, mais dissipée et nulle en orthographe. Dans les années quarante elle se serait fait tirer les oreilles parce qu’elle aurait aligné les zéros en dictée, elle se serait fait rabrouer pour avoir dérangé les leçons, elle aurait reçu des coups de baguette sur les doigts chaque fois qu’elle aurait été dans la lune et elle aurait fini au fond de la classe à la place du cancre. Et dans les siècles précédents on l’aurait sûrement renvoyée aux champs.
Que les mots créent notre réalité, ce n’est pas un scoop. On le sait depuis longtemps. Mais si l’on pense que c’est à des intelligences artificielles que nous sommes en train de confier nos langages et notre communication, il y a de quoi se sentir moins tranquilles, non ? Ça me fait penser à la citation que j’ai découverte à l’arrêt de bus près de chez moi. L’arrêt se trouve devant une église et des versets de la Bible sont gravées en français et allemand (je vis dans une ville bilingue) sur une grande paroi de verre.
Un jour que j’y attendais le bus pour me rendre à une signature, l’esprit dans le vague j’ai commencé à imaginer, dans une rêverie quasi apocalyptique, le vide intersidéral qui allait envahir les têtes de nos enfants dans le futur, puisque des gens quelque part avaient décidé que nous devions déléguer à des algorithmes la responsabilité de notre savoir et de nos connaissances. Qu’est-ce qu’ils allaient faire, les pauvres petits, quand ils seraient grands ? Du jogging toute la journée ? De la cuisine ? Comment allaient se dérouler les conversations si plus personne n’avait la nécessité d’apprendre et de savoir quelque chose ? Allaient-ils se contenter d’échanger des photos de vacances ? L’ennui allait-il devenir le fléau numéro un ? Sauraient-ils développer une manière nouvelle d’être ensemble ? Comment vivre, si tout ce qui a façonné notre esprit n’est plus là ?
Mon regard, tandis que je suivais ces pensées, s’est posé sur les citations de la Bible. Une sentence terrible s’est détachée pour entrer dans mes yeux : l’amour ne disparaît jamais. Les prophéties ? Elles seront abolies. Les langues ? Elles prendront fin. La connaissance ? Elle sera abolie. (Lettres de Paul aux Corinthiens). Sidérée j’ai relu trois fois.

À peine posée la question, la réponse me sautait déjà à la figure ! Et malgré le malaise et l’angoisse suscités, j’étais bien obligée d’accueillir ce qu’elle venait me dire : nous croyons que nous sommes faits de mots, mais il n’en est rien. Nous avons toujours cru que l’homme est la somme de ses connaissances, mais il n’en est rien. Nous croyons que sans notre esprit nous ne serions plus humains, nous croyons que la culture est ce qui fait notre valeur et qu’elle est essentielle. Mais il n’en est rien. Voilà ce que proclamait la paroi. Tout disparaîtra. Il n’y aura plus rien. Et ce n’est pas grave. La seule chose qui fait l’homme, c’est son cœur.
Mon bus était en retard, j’ai donc eu le temps de chercher un indice qui me dirait que non, ce texte ne confirmait pas le vide que je venais d’imaginer. Parce que ChatGPT bon sang, ça ne pouvait pas être déjà prédit dans la Bible ! Ce n’était pas possible ! Pourtant la phrase à chaque lecture me redisait toujours la même chose : que nous, l’humanité, nous étions entraînés par une vague inéluctable vers le blanc des esprits, que ce grand effacement arriverait, un dépouillement qui nous forcerait enfin à regarder ce que nous ne voulons pas voir : que nous ne sommes pas nés pour développer des théories philosophiques ou pour apprendre l’anglais, et que tout ce que nous avons bâti n’est que distraction, accessoire. La leçon était violente et difficile à encaisser.
Plus tard, installée à ma petite table dans la librairie où les clients entraient et sortaient sans me voir, pour passer le temps j’ai tendu le bras vers l’étagère la plus proche et ouvert au hasard un livre. C’était le dernier bouquin de Paolo Coelho. Je l’ai feuilleté et j’ai lu sa préface : le texte était un commentaire de la citation que je venais à peine de lire à la halte. L’effondrement me poursuivait. Et ce qu’il venait me montrer, c’était qu’il n’y avait pas d’échappatoire.
Une lectrice s’est approchée, elle m’a demandé une signature. Lettre par lettre, j’ai inscrit mon nom sur la page.